« Le discours woke offre pouvoir de dénonciation et supplément d’âme aux nouveaux prescripteurs idéologiques mais, pour autant, il ne mobilise pas pour un projet. Il brouille plutôt les frontières sur l’économico-social et le régalien en créant des listes de suspects », écrit le médiologue François-Bernard Huyghe.
La lutte politique a toujours produit une rhétorique bien éprouvée : les idées de l’adversaire sont contradictoires, ses passions intéressées, ses valeurs immorales. Mais le mouvement woke suit une logique plus inquisitoriale et plus personnelle : démasquer des coupables, déconstruire stéréotypes et alibis des dominants, révéler leurs pulsions. Et le tout au nom des souffrances qu’ils infligent et des identités qu’ils écrasent. Les griefs — de sexe, genre, race, nature, colonialisme — deviennent des moteurs de l’Histoire. L’utopie du monde à rebâtir est remplacée par l’impératif du moindre mal : ne pas abîmer la planète, ne pas offenser/stigmatiser un groupe, s’indigner, regretter, toujours regretter.
Cette démarche est quasi-religieuse. L’éveillé woke se veut littéralement impeccable, sans péché. On est complice ou conscient, victime ou culpabilisé. Le woke, c’est le culte du surmoi. Face à cela, on entend des voix protester, réclamer un débat plus serein. Analyser la nouvelle idéologie qui a traversé l’Atlantique avec ses relais et réseaux dans l’université, l’entreprise, les médias, les ONG, sa progression dans les couches « moralement » supérieures. Sans oublier son langage spécifique, ses codes intellectuels, ses mécanismes de surveillance…
Woke : quel impact ?
La question devient surtout : hors clashes pour plateaux de télévisions, plans de carrière et lynchages en ligne, ce courant peut-il changer la vie politique ? Il rencontre des résistances plus fortes en France qu’ailleurs, y compris chez les intellectuels, et ne mord que sur des couches urbaines diplômées branchées.
Il ne parle guère à la majorité de la population, pas vraiment obsédée par le sort des LGBT & co., et plutôt agacée de tous ces interdits. Mais le courant woke oblige chacun à se surveiller et à se déterminer par rapport à lui. Il pèse sur l’agenda médiatique. Le woke peut-il être autre chose qu’un repoussoir qui renforce les thèmes : sécurité, souveraineté, identité ?
Il aggrave la fracture au sein d’une gauche déclinante et mal à l’aise pour développer des thématiques sociales et économiques (plus de redistribution, moins de carbone…). Elle se divise : universalistes contre identitaires, le social contre le sociétal… Cette gauche qui se plaint de sa perte d’hégémonie culturelle semble intérioriser sa défaite politique en 2022.
Créer des listes de suspects
Le woke insuffle à la droite un sentiment de révolte contre « l’islamo-gauchiste », « la bien-pensance médiatique » et renforce a contrario la demande d’autorité et d’identité. Sans compter les délices du non-conformisme. Au moment où les sondages suggèrent que l’élection présidentielle est déjà jouée entre deux droites, libérale-mondiale contre souverainiste ou populiste, le woke peut-il être autre chose qu’un repoussoir qui renforce les thèmes : sécurité, souveraineté, identité ?
Le discours woke offre pouvoir de dénonciation et supplément d’âme aux nouveaux prescripteurs idéologiques mais, pour autant, il ne mobilise pas pour un projet. Il brouille plutôt les frontières sur l’économico-social et le régalien en créant des listes de suspects.
Il exerce une influence pesante sur le débat — licite non-licite — mais aucun conflit politique ne peut se réduire à une théologie de l’offense ou à une psychothérapie du salut. Il faut savoir qui combat qui pour imposer quel ordre matériel et symbolique. Le politique n’est pas l’éthique et moins encore la casuistique, science du péché.