L’essayiste David Goodhart, responsable du pôle démographie au think tank Policy Exchange, commente le Rapport sur la race et les disparités ethniques, récemment publié au Royaume-Uni, avec Brice Couturier dans son émission Le Tour du monde des idées.
Nos sociétés démocratiques sont devenues adeptes du multiculturalisme. Elles poursuivent en conséquence des objectifs qui sont incompatibles : le droit à la différence, qui est légitime, et l’égalité parfaite de résultats entre groupes ethniques, qui n’est ni souhaitable, ni possible. Voilà pourquoi.
On ne peut vouloir toutes les valeurs à la fois. A chaque culture, son propre dosage…
Le philosophe britannique Isaiah Berlin avait prévenu, il y a déjà longtemps : on ne peut pas vouloir réaliser toutes les valeurs à la fois, parce que beaucoup d’entre elles sont incompatibles. Je cite :

« Certaines valeurs étant, par définition inconciliables et pouvant entrer en conflit, l’idée qu’il est en principe possible de découvrir une configuration les rendant subitement harmonieuse se fonde sur une vision du monde que j’estime fausse. La condition humaine étant ce qu’elle est, les hommes sont condamnés à faire des choix. […] Car les fins sont parfois antagoniques : on ne peut pas tout avoir. Et l’idée même d’un monde idéal dans lequel aucune valeur ne serait jamais perdue ni sacrifiée n’est pas seulement utopique, mais insoutenable. »
Isaiah Berlin, Eloge de la liberté, p. 47.
Un autre Anglais, David Goodhart, fait remarquer, ces jours-ci, sur le site UnHerd, que deux des valeurs que prônent nos sociétés, devenues à la fois démocratiques et multiculturalistes, sont ainsi inconciliables. On ne peut pas vouloir laisser s’exprimer pleinement les différences et réclamer en même temps l’égalité parfaite de résultats entre les communautés. Ces deux objectifs sont également louables, mais mutuellement incompatibles lorsque poussés à l’absolu.
Les traditions culturelles spécifiques produisent des résultats particuliers
D’un côté, en effet, nos sociétés encouragent les gens à affirmer et à célébrer leur identité collective et tout ce qui peut renforcer leur différence. De l’autre, elles s’alarment lorsqu’elles réalisent que les différentes communautés obtiennent, en moyenne, des résultats différents. Et c’est ce qui ressort du rapport Sewell sur les disparités raciales et ethniques. Il révèle que les élèves nés de parents originaires de Chine et d’Inde ont de meilleurs résultats que les autres, y compris ceux qui appartiennent à la majorité blanche. Mais que les élèves noirs originaires des Antilles ainsi que les garçons pakistanais obtiennent de moins bons résultats. On a accusé les auteurs du rapport de « blâmer les victimes du racisme ».
Il faut s’inquiéter de ces différences de résultats lorsqu’elles procèdent de discriminations et d’injustices, et en particulier d’une forme quelconque de racisme. Mais pas quand elles résultent des préférences et des pratiques spécifiques à telle ou telle communauté, selon Goodhart. Car le fait est que les traditions familiales et les normes éducatives jouent un rôle déterminant dans les résultats. C’est pourquoi il ne faut pas se hâter de mettre en accusation la société, lorsque ces résultats font apparaître des inégalités.
Les élèves nés de parents chinois ont de meilleurs résultats et les garçons pakistanais de moins bons, et ça n’a rien à voir avec le racisme des profs…
Les militants antiracistes, constatant que les taux de chômage ou de délinquance sont plus élevés dans certains groupes ethniques en déduisent que la société est raciste. Dans certains cas, admet David Goodhart, ils peuvent avoir eu raison. Parce que la société leur déniait des opportunités qu’elle réservait à d’autres. Mais que conclure lorsque de nouvelles inégalités de résultats apparaissent dans des sociétés comme les nôtres, qui ne pratiquent pas ce genre de discrimination et même les combattent ?
Si vous voulez absolument que toutes les communautés obtiennent les mêmes résultats, il vous faudra vous attaquer à des modes de vie auxquels ces personnes sont attachées. Et attenter aux libertés collectives des communautés. Tocqueville disait des révolutionnaires de son temps « la diversité même leur est odieuse : ils adoreraient l’égalité jusque dans la servitude ». (L’Ancien Régime et la Révolution, p. 249)
Mais les personnes originaires des pays musulmans de l’Asie du Sud ont des pratiques religieuses importantes et les rôles sociaux des hommes et des femmes y sont beaucoup plus traditionnels que dans la société britannique environnante. Ils sont habitués à la cohabitation entre toutes les générations et à ce que les femmes travaillent plus rarement hors du foyer. A l’autre extrémité, on trouve les familles chinoises, qui investissent énormément dans la réussite de leurs enfants. Entre les deux, toute une variante de « zones grises ».
Le paradoxe de l’insatisfaction croissante : plus une société devient égalitaire, plus est elle est sensible aux inégalités
Il en va de même en ce qui concerne les individus. Les talents sont inégalement répartis et inégalement entretenus. Et pourtant, nos sociétés démocratiques visent à l’égalité. Et cela crée, écrit David Goodhart, « l’une des tensions les moins prises en considération de notre modernité libérale ». Car ne pas réussir dans nos sociétés ouvertes est plus durement ressenti que ce n’est le cas dans les sociétés de castes, où le rôle social de chacun lui est attribué à la naissance. Ou même dans nos sociétés, où la naissance s’apparentait autrefois à une loterie sociale. Nos sociétés actuelles sont méritocratiques. Y échouer à gravir les barreaux de l’échelle sociale est vu comme de la seule responsabilité individuelle. C’est le paradoxe de « l’insatisfaction croissante« que Tocqueville avait mis en lumière. Plus une situation s’améliore, plus est ressenti péniblement l’écart qui la sépare de la situation jugée idéale… Plus une société devient égalitaire et plus les inégalités qui y persistent sont ressenties comme intolérables.
La montée en puissance de la culture de la plainte parmi les jeunes générations rend cette aspiration à l’égalité bien plus forte : toute différence est rapportée par les woke à une discrimination.
Pour une société différemment méritocratique
Il faut leur répondre deux choses. Primo, les normes sociales peuvent changer et changer très vite. Songez que les tribunaux irlandais punissaient l’homosexualité et que ce pays a été, en 2015, le premier au monde à adopter la légalisation du mariage homosexuel par référendum. Ensuite, qu’une solution consisterait à élargir la définition de ce qu’on entend par mérite. Le jour, ajoute-t-il, où le statut social — et aussi le salaire — de l’avocat célèbre et de l’infirmière psychiatrique seront un peu plus proches, certaines différences entre groupes ethniques apparaîtront moins profondes.
Cela fait un certain temps que même les socialistes ont compris que l’égalité de revenus était non seulement peu souhaitable, mais impossible et que l’égalité d’opportunité elle-même, prônée par les libéraux, pourtant souhaitables, était bien difficile à mettre en œuvre. Mais, conclut Goodhart, « il est possible d’imaginer une société proposant un tel écart d’opportunité que les différences entre les individus et les groupes ne soient pas considérés comme injustes. Une société d’inégalités légitimes. »