Woke : les entreprises françaises menacées

Aux Etats-Unis, repentance, affichage identitaire, obsession communautaire se sont imposés dans le business. La France est-elle la prochaine cible ? Peu de sociétés anticipent le danger. Amélie Lombard-Latune et Corinne Lhaïk ont enquêté pour L’Opinion.

Sephora s’engage à consacrer au moins 15 % de ses rayons à des produits venant de sociétés tenues par des noirs. Les cadres de Lockheed Martin suivent un séminaire de diversity training pour apprendre à « déconstruire leur privilège blanc ». Ben & Jerry’s, les glaces, entend démanteler la white supremacyAux États-Unis, la culture woke (littéralement « éveillé » aux injustices de race ou de genre), puissante, s’est infiltrée et imposée dans les pratiques managériales, commerciales, publicitaires.

Pas de ça chez nous, patrie de l’universalisme, où la fraternité permet de conjuguer liberté et égalité ? Les quotas, la repentance, l’affichage paranoïaque de l’identité, de la communauté, c’est bon pour les Américains ? Il serait téméraire de l’affirmer : si la vague woke n’a pas encore traversé l’Atlantique, elle est au milieu de l’Océan. Après les facs, les syndicats étudiants ou le monde de la recherche, au tour des entreprises d’être submergées ?

Tel le canari qui annonçait le coup de grisou dans les mines, Havas Paris, conseil en communication, s’inquiète de l’arrivée du phénomène en France. Elle a repéré les six règles du wokisme (obsession identitaire, appropriation culturelle, discrimination positive radicalisée, cancel culture, mise en quotas de toutes les activités, espaces réservés aux minorités) et cherche un modèle républicain alternatifPour l’heure, les exemples hexagonaux caractérisés se comptent sur les doigts. Après la mort de George Floyd, Airbnb a envoyé à tous ses salariés — y compris français — un guide intitulé Alliance et activisme, écrit L’Express (2 mars 2021). On y prodigue des conseils comme le soutien financier aux organisations noires, le visionnage de la vidéo du meurtre de Minneapolis. On y préconise encore : « Si vous gérez des employés noirs, soyez sensible aux traumatismes qu’ils subissent et gérez-les avec compassion. »

En 2019, la créatrice de mode Isabel Marant, prise en flagrant délit d’« appropriation culturelle », a dû présenter ses excuses au Mexique : elle avait exploité des motifs traditionnels d’une communauté autochtone. En janvier 2020, la belle réussite du Slip français a failli être sérieusement écornée pour Blackface de deux de ses salariés. La réprobation, virale, et les appels au boycott obligent le fondateur de la marque, Guillaume Gibault, à condamner des « actes inacceptables » bien que commis lors d’une soirée privée. Les intéressés sont mis à pied.

Tout récemment, Evian a battu sa coulpe après avoir incité à boire de l’eau en période de Ramadan. Quant à l’Agence France Presse, rapporte Le Canard Enchaîné, son comité genre et diversité vient de censurer une colonie de vacances intitulée « Chez les Indiens d’Amérique », dans le catalogue du comité d’entreprise. Le séjour a dû être rebaptisé « Chez les Amérindiens ».

Capital réputationnel

L’ambiance est à la veillée d’armes. « Beaucoup d’entreprises sont tétanisées à l’idée de braquer un jeune public prescripteur. Très attentives à leur capital réputationnel et connaissant sa fragilité sur les réseaux sociaux,elles surjouent la sensibilité écolo ou arc-en-ciel LGBT, analyse Gilles Clavreul, ex-délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l​’antisémitisme et cofondateur du Printemps républicain. Pendant la crise sanitaire, elles ont parfois surinvesti ces sujets latéraux pour faire du team building et créer du ‘commun’, faute d’avoir autre chose à proposer ». Au risque de saturer les boîtes e-mails de leurs collaborateurs de reportings et de conférences Zoom interminables sur ces questions. « On en reçoit tellement qu’au mieux, on n’y fait plus attention, et qu’au pire, on finit par être agacé par ces sujets », témoigne un cadre d’un établissement bancaire de premier plan.

Plus l’entreprise est connectée aux États-Unis (par ses filiales, ses liens commerciaux), plus elle emploie des jeunes, plus elle vend des produits grand public, et plus elle est concernée. « Dans les années 1980-1990, l’entreprise se devait de ressembler à la société, de suivre ses évolutions. Aujourd’hui, elle se doit de ressembler à ses clients », explique Denis Maillard, fondateur de Temps commun, cabinet de conseil en relations sociales. Cependant, en France, c’est moins la question de la race et de la couleur de peau qui prime que celle du fait religieux et de l’islam.

H&M, Ikea ou Marks&Spencer : les entreprises qui autorisent leurs vendeuses à porter le voile à partir de la fin de la décennie 2010 sont d’abord étrangères. Mais le management français sait que la pression monte. Témoin, ce centre de soins dont l’accès, pour des motifs d’hygiène, avait été refusé à une cliente en burkini. La direction fut surprise de voir émerger en interne une contestation de sa décision au motif qu’elle n’était pas « inclusive ».

En France, des obligations légales existent en matière de handicap ou d’égalité hommes-femmes. Mais rien de tel sur les discriminations liées à la couleur de peau. Les instruments de mesure autorisés sont rarement utilisés. Condamné en 2007 avec Adecco pour son fichage BBR (bleu, blanc, rouge, autrement dit « blanc ») lors du recrutement d’animatrices, L’Oréal a depuis mis en place une politique « diversité-inclusion » pour corriger les inégalités. « La non-discrimination reste ici un enjeu d’image, affirme Etienne Allais, ancien directeur général de SOS Racisme, à la tête de l’entreprise de formation Entre-autre. Aux Etats-Unis, c’est devenu un enjeu de business avec la volonté de cibler des communautés ». Outre-Atlantique, Starbucks est ainsi prêt, après un acte raciste de l’un de ses vendeurs, à fermer toutes ses boutiques une journée pour former ses employés. Tant pis pour le coût d’une telle mesure.

Zones neutres

Plusieurs dirigeants français se sont interrogés sur l’opportunité de mettre en place des safe spaces, sur le modèle américain de ces zones neutres où les « personnes habituellement marginalisées », selon la définition Wikipédia, peuvent se réfugier. Ils y ont renoncé, pour le moment, conscients du danger de piloter en fonction des minorités. D’autres, pressés de donner des gages au mouvement Black Lives Matter, veulent « coloriser leur board ». Quitte à agir dans l’urgence afin d’afficher des résultats. Une fausse bonne méthode pour Etienne Allais : « Une politique destinée à diversifier le profil des dirigeants met dix ans à porter ses fruits. D’autant que les Français sont très attachés au principe de l’égalité des chances et ne supportent pas l’idée de passe-droits. »

La lutte pour l’égalité hommes-femmes passe mieux. Cela n’a pas toujours été le cas. « Dans les années 1960 ou 1970, les syndicats étaient dans une logique marxiste vis-à-vis du féminisme : le combat prioritaire, c’était la lutte des classes », rappelle Laurent Escure, le secrétaire général de l’Unsa. Désormais, les discriminations sexistes sont mesurées. « Il est donc plus facile de dire aux femmes de s’engager à prendre des responsabilités que d’adresser le même conseil à des Noirs », affirme le syndicaliste.

Dans le service public, le principe de neutralité devrait constituer une barrière à la culture woke. « Nos managers sont formés à bien distinguer ce qui relève de la vie professionnelle ou de la vie privée, à reconnaître le prosélytisme, à faire respecter l’interdiction des pratiques religieuses ou discriminatoires sur le lieu de travail : s’il est impossible en droit d’obliger un agent à serrer la main de tout le monde, on peut en revanche imposer une attitude non discriminatoire, à savoir de serrer la main à tout le monde ou à personne », note Frédéric Potier, à la tête de la délégation générale à l’éthique et à la conformité de la RATP.

Même préoccupation pour le pionnier du recyclage Paprec : « Nous sommes la première entreprise à avoir adopté une charte de la laïcité. Elle est signée par nos 12000 salariés, dont de nombreux musulmans. Celui qui refuse de serrer la main d’une femme est viré. Précisons que cela n’est jamais arrivé », relate Claude Solarz, son vice-président.

« Cette conception française est magnifique sur le papier mais elle ne tient pas ses promesses pour des millions de personnes, répond Alexandra Palt, auteure de Corporate activisme (Telemaque, 2021) et directrice générale RSE de L’Oréal, membre de son Comex. Les discriminations raciales existent dans l’accès à l’emploi ou au logement, par exemple. La laïcité, brandie de façon réflexe, pose des questions à l’entreprise internationale. »

A l’international, Alexandra Palt conseille donc aux entreprises « de définir les sujets sur lesquels elles ont envie de se positionner. Comme les droits des femmes ou la cause des minorités sexuelles. Mais à ne pas brandir un engagement qu’elles ne sont pas prêtes à assumer ». Donc, ne pas défendre trop bruyamment le droit à l’avortement quand on fait des affaires en Pologne ou penser à retirer le logo arc en ciel-LGBT lorsqu’on commerce avec le Golfe. Et vice versa…

Source : Marie-Amélie Lombard-Latune et Corinne Lhaïk, « Woke : les entreprises françaises menacées », L’Opinion, 11 juin 2021.

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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