Pascal Perrineau : « L’université voit monter une idéologie extrêmement intolérante »

Politologue, professeur à Sciences Po et ancien directeur du Cevipof, Pascal Perrineau s’inquiète de la progression des idéologies identitaires au sein de l’enseignement supérieur dans cette interview accordée au Point.

Alors que sort tout juste un rapport sur les manifestations idéologiques à l’université et dans la recherche, le politologue Pascal Perrineau, spécialiste du vote d’extrême droite, s’alarme de l’effet miroir qui existe entre la pensée identitaire de gauche et la pensée identitaire de droite. Il voit dans cette polarisation du débat politique un risque pour la démocratie. Interview.

Le Point : Quels sont les principaux enseignements de ce rapport ?

Pascal Perrineau : C’est un rapport qui donne à voir l’état de la pénétration de ce courant de pensée qui s’inspire directement de ce qui se passe aux États-Unis et qui valorise les notions de race, de genre, d’intersectionnalité, d’écriture inclusive, d’islamophobie… toutes ces notions que l’on peut synthétiser en disant qu’elles relèvent de la pensée woke. On se rend compte que dans le champ des sciences sociales et humaines, cette pénétration est peut-être plus avancée qu’on voulait bien le croire. Beaucoup nous ont expliqué qu’il n’y avait rien à voir, que c’était tout à fait marginal. On voit que ça n’est pas le cas comme le montrent les exemples dans les thèses, dans les projets de laboratoires, dans les fiches de poste, dans les cours, dans les séminaires, dans les projets de recherche, dans les revues et dans les publications… Ce mouvement impacte tous les aspects de la recherche et de l’enseignement supérieur avec une confusion des casquettes entre chercheurs et militants de la « cause » très prononcée.

Est-ce un mouvement marginal ?

On a eu le sentiment qu’il s’agissait en France d’un mouvement marginal, mais la propagation s’accélère. Aux USA, cette pensée a carrément pris le pouvoir dans certaines universités et soumis la bureaucratie universitaire à son influence. Maintenant, on hésite à tenir des propos qui pourraient apparaître comme attentatoires aux « vaches sacrées » de la race, de l’écriture inclusive, ou de l’intersectionnalité qui sont au cœur de cette approche. Cela menace aussi des carrières, on peut vous exclure, briser votre carrière universitaire, empêcher votre promotion et instruire de véritables procès à l’intérieur des universités où l’on demande aux accusés de venir s’excuser publiquement. Il y a véritablement dans ce modèle, une forme de pensée totalitaire.

Peut-on imaginer que les universités françaises échappent à ce phénomène notamment en raison du statut de fonctionnaire des enseignants ?

Non, ce rapport démontre que même une université entièrement publique met la même ardeur que les universités privées américaines à défendre ces thèses. J’ai été frappé à la lecture de ce rapport par la vitesse à laquelle vont les choses. Il y a quelques semaines encore, on pensait que l’usage des notions de racisme systémique, d’islamophobie, de racialisme était des notions marginales et tout à fait minoritaires. Mais au regard de l’accumulation de sujets de thèses, de projets de recherche et de cours imprégnés de ce type d’idéologie, on peut dire que c’est, certes, statistiquement minoritaire, mais tout à fait significatif dans la sociologie, l’histoire, la science politique et la littérature.

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Les sciences humaines et sociales n’ont jamais été totalement à l’abri du militantisme…

Lorsque j’étais étudiant dans les années 1960-1970, le marxisme structuraliste — avec ses papes comme Althusser ou Poulantzas — était extrêmement présent dans les universités, mais on avait affaire à un véritable débat, qui ne tournait pas toujours aux procédures d’exclusion et de démonologisation quasi religieuses qui ont lieu aujourd’hui. Il y a quelque chose d’éminemment inquisitorial derrière cette pensée, qui va jusqu’à interdire tel ou tel conférencier diabolisé… Tous ceux qui veulent continuer à se battre par exemple pour la laïcité républicaine, la langue française sans écriture inclusive ou l’école républicaine s’exposent à être traités de racistes ou d’universalistes attardés. La situation est assez inquiétante. J’ai découvert avec stupéfaction que cette pensée commence même à pénétrer dans les sciences dures.

Sur quels principes s’appuie ce militantisme ?

C’est une pensée un peu binaire qui fantasme un ennemi, rarement nommé comme tel, qui serait le mâle blanc hétérosexuel, considéré comme étant à l’origine de tous les maux que sont la colonisation, la domination, le sexisme, le racisme systémique, la masculinisation de la langue et le rejet de l’islam… C’est assez basique, mais ça marche. Cette culture de l’ennemi, héritée de la gauche radicale, engendre des phénomènes de chasse à l’homme dont on peut mesurer les excès dans le tissu universitaire américain et qui commence à déteindre aussi dans le tissu universitaire français. L’affaire de Mme Chailloux à l’université de La Réunion, celle d’une enseignante de droit dont le nom n’est pas donné à Aix-Marseille, ou encore les deux professeurs de Sciences-Po Grenoble qui n’ont même pas eu de véritable soutien de la part de leur hiérarchie…

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Cette nouvelle mouvance militante refuse systématiquement de se laisser définir et récuse tous les adjectifs qu’on peut lui accoler : intersectionnel, woke, islamo-gauchiste… Sous des dehors très modernes, elle semble très influencée par des mouvements plus anciens…

On a déjà connu un tel phénomène avec des marxistes qui dissimulaient leur militance sous l’étiquette de la « science ». Souvenons-nous de la science prolétarienne ! La science woke en est la digne héritière : les militants ont confisqué l’étiquette scientifique à leur profit, même si cela ne trompe pas grand monde. Je crois que cela tient largement au déclin des grandes idéologies. Dans ce paysage dévasté peu à peu, la nature ayant horreur du vide, les idéologies se sont réinventées, parfois avec les mêmes que l’on avait connues dans la première période ! La réinvention d’une idéologie avec un ennemi puissant ne passe plus par la dénonciation de la bourgeoisie et du capital, mais par la place de l’homme blanc hétérosexuel. L’alliance n’est plus celle de la classe ouvrière avec les intellectuels, mais celle avec les minorités dites opprimées. Après le combat de classes, c’est le combat de race. La binarité est essentielle pour mobiliser du monde autour d’une idée simple. Les marxistes structuralistes étaient extrêmement friands des mobilisations des peuples opprimés dans le monde, le « tiers-mondisme » donnait une certaine assise à ce camp qui se définissait comme le « camp du bien ». Aujourd’hui, l’inspiration vient davantage du paysage américain et des intellectuels aux côtés de toutes les minorités opprimées, noires, LGBT… Il y a des ressemblances entre les deux. Simplement, les débats avec les marxistes valaient la peine d’être tenus, parce qu’en face, il y avait, qu’on les condamne ou non, de grandes figures intellectuelles. Là, on a affaire à une pensée qui est extrêmement faible et sans incarnation. Le marxisme était un corpus constitué avec des concepts clairs et définis, des auteurs de référence et de nombreux ouvrages. Là, c’est beaucoup plus flou et assez médiocre. Les auteurs de référence sont plus incertains, en dehors de Kimberlé Williams Crenshaw à qui l’on doit la notion d’intersectionnalité… Cette idéologie est assez peu structurée.

Est-ce le retour des idéologies ? On se bat pour le sens des mots…

En quelque sorte, oui, on assiste en France à une déclinaison faiblarde de la pensée woke américaine. Cette pensée n’a aucun mal à se développer dans une société multiculturelle. Dans une société qui prétend davantage à l’héritage républicain, à l’héritage du siècle des Lumières et à une certaine rationalité, cette pensée aura davantage de mal à faire son miel de toutes les diversités et à se développer. Ce qui est un peu inquiétant, c’est que l’on voit apparaître des lâchetés du système de la recherche et des bureaucraties de l’université. Certains exécutifs d’universités américaines ont baissé pavillon, il suffit de regarder du côté du CNRS qui décrète par communiqué de presse que l’islamo-gauchisme n’existe pas…

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Pourquoi est-ce grave ?

L’université, qui est le lieu du pluralisme, voit monter une idéologie extrêmement intolérante et qui empêche le pluralisme de s’exprimer en appelant notamment à interdire l’expression d’hommes et de femmes avec lesquels elle est en désaccord, comme Mohamed Sifaoui, Sylviane Agacinski ou Alain Finkielkraut. Cela pose un véritable problème d’intolérance dans un tissu universitaire français dont la valeur essentielle, comme toute université, est le refus du sectarisme. L’université française, comme d’autres universités du monde occidental, s’inspire de l’Occident des Lumières. En cédant sur des éléments aussi essentiels que cet Occident des Lumières, on va se soumettre à une forme de servitude volontaire… que ne renient pas certains intellectuels, qui adorent parfois se soumettre à des idéologies dont ils deviennent les professionnels zélés. Ce processus de servitude volontaire face à un ordre nouveau qui se présente comme l’ordre du bien moral est une farce dangereuse. Nous devons transmettre aux jeunes générations le pluralisme, le sens de la contradiction, du débat, la reconnaissance de l’autre dans sa différence intellectuelle… certainement pas leur apprendre à penser de manière moutonnière et à devenir des spécialistes de l’anathème…

Votre spécialité, les sciences politiques, est-elle épargnée ?

Non. Le phénomène reste minoritaire, mais s’impose année après année, ce qui n’est pas sans poser problème quant à la formation des futurs cadres de la nation… Sciences Po propose cinq enseignements sur les collectivités locales contre vingt-cinq sur le genre ! On voit à quel point l’intérêt pour ces problématiques peut facilement conduire à un oubli de problématiques extrêmement importantes, comme celle des territoires. J’ai été extrêmement inquiet de voir qu’il y avait une prise de position officielle du CNRS et de Sciences Po sur le fait que l’islamo-gauchisme était un concept inutile, que cela ne recouvrait aucune réalité. Mais quelle est la pertinence d’une prise de position qui rappelle les tristes temps de l’Académie des sciences de l’Union soviétique ? Cette notion n’existerait pas, alors qu’elle a été construite par Pierre-André Taguieff, directeur de recherche du CNRS et membre pendant de longues années du Centre de recherches politiques de Sciences Po. Lorsque les institutions soi-disant scientifiques choisissent des positions de sectarisme et d’exclusion, la situation est grave.

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Il y a un enjeu pour la narration du réel, comme s’il fallait « corriger » notre monde ?

Bien sûr. Il y a une forme préoccupante de haine de soi-même et de haine de ce qu’est le modèle républicain français dans lequel on vit depuis deux siècles. Ce modèle républicain a mis du temps à s’établir au XIXe siècle autour de cette notion centrale de la laïcité, qui a été notre manière en France de faire vivre ensemble tous les Français, quelles que soient leurs origines. Or la France dans son patrimoine culturel, c’est une puissance intellectuelle, une culture très attachée à l’universel. C’est l’universel qui émancipe et le particulier qui enferme. La France n’est pas une grande puissance économique, mais elle est en revanche une grande puissance culturelle. Comment fera la France pour parler au monde si on lui apprend peu à peu à se haïr elle-même ? C’est une question très importante pour l’avenir.

« Si les grandes forces politiques cèdent sur le terrain de l’universalisme, il sera difficile de combattre les usages identitaires de la nation sur lesquels prospère le Rassemblement national. »

Existe-t-il une forme de vases communicants entre les coups de boutoir de la pensée woke sur le monde universitaire et les niveaux électoraux du RN ?

Cela me rappelle quelque chose d’impressionnant. Tous les étés, j’enseigne aux États-Unis, dans un collège du Vermont, sur la côte nord-est des États-Unis. À l’été 2016, avant la présidentielle qui a conduit à la victoire de Trump, je vivais sur le campus où on pouvait avoir l’impression que Hillary Clinton allait obtenir 100 % des voix. Sauf que dès que je me rendais dans la petite ville à côté, j’allais au café, j’allais dans les commerces et je rencontrais des gens « d’en bas » dans ce Vermont hyperdémocrate de Bernie Sanders… 70 % de ces gens me disaient qu’ils allaient voter Trump. Le candidat républicain était en train de devenir le moyen d’expression des « petits blancs » et des « blancs moyens », en révolte contre ce qui se passe dans le tissu universitaire et le monde des « sachants »… Tous se présentaient comme victime d’un mode de fonctionnement qui ne les écoutait pas, qui ne les entendait pas et qui ne leur accordait aucune reconnaissance et ne s’intéressait qu’aux minorités dites opprimées, que ce soit des minorités raciales, des minorités sexuelles ou encore d’autres types de minorités. Si les grandes forces politiques, quelles qu’elles soient — La République en marche, la gauche, la droite républicaine cèdent sur le terrain de l’universalisme, il sera difficile de combattre les usages identitaires de la nation sur lesquels prospère le Rassemblement national.

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L’identitarisme d’extrême gauche nourrit l’identitarisme d’extrême droite ?

Oui, il y a un effet miroir. On a l’impression aujourd’hui que ceux que les intellectuels, les universitaires, et tous ceux qui sont censés nous représenter sont en train d’abandonner les couches populaires et les couches moyennes… Lorsque vous considérez que l’universel n’est que l’invention d’un homme blanc fatigué, quel message voulez-vous envoyer aux couches moyennes et populaires ? On ne s’occupe plus de vous parce que vous n’êtes plus intéressant ? Vous pensez mal… ? Les pensées identitaires, quel que soit leur bord politique, s’alimentent. Je mène de nombreux entretiens non directifs avec des électeurs populaires du Rassemblement national. Vous n’entendez que cela. Ils vous disent tous en substance : je n’ai rien contre les homosexuels et le mariage pour tous est sans doute une bonne chose, mais je voudrais que la gauche s’intéresse aussi à mes priorités de « classe ouvrière blanche ». C’est une des raisons majeures de l’érosion régulière de la gauche dans toute l’Europe.

La gauche est-elle en dérive ?

Une bonne partie de la gauche est en dérive et cherche à se régénérer, comme souvent, grâce à des modèles étrangers. Là, c’est dans la gauche américaine et dans le populisme sud-américain, comme l’attestent les voyages réguliers de Mélenchon en Amérique latine ou le pèlerinage de Benoît Hamon dans les terres vermontoises de Bernie Sanders… Les « signaux faibles » commencent à devenir signaux forts. Cette pensée ne rencontre pas de résistance suffisamment constituée. J’ai beaucoup de collègues qui sont en profond désaccord avec ce mouvement, mais qui n’osent pas le dire parce qu’ils ont peur de ne pas être dans la « tendance », qui se présente comme une avant-garde. Beaucoup se taisent. Il faut que ce mouvement rencontre une vraie résistance parce qu’il s’attaque à l’ADN démocratique de la France, à notre manière de faire France que ce soit sous la gauche ou sous la droite.

Source : Clément Pétreault, « Pascal Perrineau : ‘L’université voit monter une idéologie extrêmement intolérante' », Le Point, 17 juin 2021.

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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