Le sociologue Arnaud Saint-Martin, sociologue, élu LFI à Melun, et Antoine Hardy, doctorant en science politique sous la direction du premier, s’en prennent dans la revue en ligne AOC, à leur consœur Nathalie Heinich ou, plus précisément, au « Tract » publié chez Gallimard sous le titre Ce que le militantisme fait à la recherche. Pour eux, le texte « méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective » et impose la nécessité de combattre « des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir ». Discussion.

Ce que le militantisme
fait à la recherche
Nathalie Heinich
Gallimard, coll. Tracts, 27 mai 2021, 48 pages
Sous couvert de dénoncer la « contamination de la recherche par le militantisme », elle ne vise que les travaux relatifs aux « questions décoloniales, de genre, de race ou encore d’intersectionnalité », qu’elle considère même « complices d’un ‘terreau’ qui conduit au terrorisme », affirment Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy, qui jugent que ces accusations sont portées « sans aucune preuve » par une directrice de recherche au CNRS reconnue pour ses travaux et bénéficiaire d’une large audience — comme en témoignent d’ailleurs les vingt minutes d’interview qui lui ont été consacrées dans la matinale de France Inter, le 28 mai dernier.
Ils reprochent à Nathalie Heinich de n’avancer ni preuves directes ni « analyse » ou « réfutation sérieuse » de travaux universitaires. Les illustrations qu’elle apporte ne relèvent pas, selon eux, « au sens strict d’une publication scientifique » et il l’accusent fin de « malhonnêteté intellectuelle », de « bidouillages ».
Le « cas » Rachele Borghi
L’exemple de Rachele Borghi, à cet égard, est assez représentatif de ce que tentent de défendre Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy. Brocardée à plusieurs reprises par Nathalie Heinich, cette sociologue d’origine italienne qui pratique en Sorbonne en tant que maître de conférence, est aussi une militante queer fortement revendiquée, qui assume des choix de recherche en lien avec les causes qu’elle défend par ailleurs et des méthodes pédagogiques pour le moins originales.
Au-delà de l’anecdote, il est plus instructif de se pencher sur ce qu’elle écrit et sur quels fondements elle est défendue.
Dans un article publié en 2018, intitulé « Éloge des marges : re(ading)tours sur des pratiques minoritaires dans le milieu académique », dans lequel elle reprend des réflexions non dénuées d’intérêt sur la marginalité, elle revendique clairement la pratique, dans le milieu académique, de l’entrisme militant. L’institution — ici, l’université — est présentée comme un lieu d’ordre et de reproduction des normes où la mission du marginal consiste à y pénétrer, s’y installer et y agir en combinant les propriétés du parasite — profiter du système — et du virus — contaminer l’organisme par dissémination.
« Si on arrive à pénétrer ‘la maison du maître’, en se glissant dans une faille, en se faufilant dans un interstice, et à s’y installer on peut avoir accès à un point de vue, une position privilégiée pour regarder et pour trouver les stratégies de contamination du lieu, de diffusion du virus. A partir de là, il est donc possible d’apprendre à détourner, contourner, dépasser les normes et les règles de l’institution. Conditions nécessaires : a. renoncer au consensus, à la légitimité, à l’acceptation ; b. résister dans l’occupation des interstices ; c. renverser la valeur négative de rester à la marge pour vivre la liberté et la créativité d’habiter la marge », écrit-elle. Un peu plus loin, elle confirme son ambition : « Je travaille comme maître.sse de conférences à l’université, donc mon engagement féministe pour la création d’un autre monde anti-autoritaire, anti-capitaliste, anti-raciste, anti-sexiste, anti-classiste, anti-agiste se concentre principalement dans le milieu académique. Il s’agit de mon espace de référence, mon espace quotidien, donc, pour moi, l’espace privilégié pour la mise en place de micropolitiques. » Peut-on être plus clair ?
Or, si Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy ne s’attardent pas le « cas » Borghi, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’il est un exemple chimiquement pur de ce que dénonce Nathalie Heinich et l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires mais aussi parce qu’elle exprime au grand jour une attitude tolérée voire partagée de manière significative dans certains compartiments du milieu académique où le maintien d’une frontière entre la recherche et le militantisme est loin de constituer un pré-requis. C’est ce qu’exprimait justement la commission de géographie féministe du Comité national français de géographie (CNFG), le 22 mars dernier, dans un communiqué de soutien à sa présidente : « La rigueur scientifique ne peut être atteinte que lorsque le ou la chercheuse précise son positionnement politique, plutôt que de prétendre qu’elle n’en a pas ou qu’elle opère une distinction étanche entre son militantisme et sa recherche. » Rappelons que CNFG est une institution centenaire qui représente la communauté française des géographes dans les instances scientifiques nationales et internationales, qui compte en tout vingt-six commissions et rédige désormais ses procès-verbaux en écriture inclusive. Or la présidente de cette commission de géographie féministe (créée en 2017) ainsi soutenue par ses membres, n’est autre que… Rachele Borghi — plus près du centre que des marges, cette fois.
Continuum jusqu’à l’islamisme ?
De la mise en évidence d’une sociologie militante à l’adhésion à la thèse de l’alliance opportuniste entre celle-ci et l’islam politique — jusqu’à établir un lien jusqu’au terrorisme — Nathalie Heinich achève de les révulser. « Les chercheurs qu’elle rattache à des ‘courants des sciences humaines et sociales issus d’une tradition militante d’extrême gauche’ contribuent selon elle ‘à légitimer le terreau dans lequel s’épanouissent les assassins de l’école Ozar Hatorah, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher ou des terrasses de l’Est parisien’. », rappellent-ils en citant un entretien que Nathalie Heinich avait accordé naguère à Eugénie Bastié.
« Cet islamogauchisme, affirme-t-elle, s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’idéologie ‘décoloniale’, qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité ‘dominée’, de la ‘domination’ la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un ‘racisme d’État’, lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes — et l’on voit bien ici comment peut s’opérer le glissement de la manipulation intellectuelle dans le monde universitaire à l’endoctrinement des esprits faibles. Il arrive que le militantisme académique ne menace pas seulement le monde de l’enseignement et de la recherche. »
En février 2021, elle soutenait déjà la dénonciation, par la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal, de la diffusion de l' »islamo-gauchisme » à l’université, en insistant sur le « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ». En janvier 2021, elle signait l’appel de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires et publiait encore, le 4 mars sur le site de l’Observatoire, un texte qui annonçait fidèlement le tract qui serait bientôt publié chez Gallimard.
Sans parler nécessairement d’alliance explicite entre la mouvance universitaire décoloniale et l’islam politique, la symbiose entre les deux ensembles est aujourd’hui bien documentée, des racines historiques aux points de convergence idéologiques, en passant par la communauté d’intérêts tactiques unissant l’idéologie des dominés à la religion des opprimés. L’islam politique, en tant que combat identitaire pour la défense de pratiques socio-cultuelles minoritaires, trouve un appui naturel auprès de l’avant-garde contestataire d’un ordre réputé oppressif et identifié comme « occidental », c’est-à-dire blanc, judéo-chrétien et capitaliste. Or, on ne saurait nier que la vulgate proto-révolutionnaire à laquelle s’abreuvent des individus en quête de sens, parce qu’elle est tout entière focalisée, sous couvert de studies, sur l’identification des mécanismes de domination et de discrimination, contribue à forger une culture de ressentiment et fort appétit de « justice » contre cet ordre occidental. C’est son objectif même. Comment exclure ensuite que ce ressentiment et cet appétit ne puissent être cultivés, fermentés, jusqu’à conduire à l’action violente, sur le terreau de l’islamisme aussi bien que sur celui du gauchisme ?
Tout est politique
Enfin, Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy, si l’on remet dans l’ordre leur raisonnement, n’hésitent pas à accuser Natalie Heinich de manœuvre politique :
(1) Selon eux, la démarche de Nathalie Heinich s’appuie sur un concept — l’islamogauchisme — qui serait à la fois assez vague pour être difficile à critiquer et suffisamment simpliste et évocateur pour que le grand public s’en fasse aisément une représentation. « Très peu d’universitaires sont cités et, le plus souvent, pour des interventions médiatiques ou non scientifiques. Aucun travail ne fait l’objet d’une analyse ou d’une réfutation sérieuse. Les différents champs évoqués ne sont en rien historicisés. Résultat : une menace décrite comme d’autant plus immense et terrifiante qu’elle n’est jamais clairement définie ni prouvée », écrivent-ils.
(2) Ils énoncent, dès lors, qu’on est en droit de s’étonner qu’elle ne voie que cela comme problème prioritaire et urgent à l’université alors que le manque flagrant et croissant de postes et de budgets face à des étudiants toujours plus nombreux constitue un enjeu autrement plus massif et préoccupant1.
(3) Il jugent frappant de voir comment le cheval de bataille idéologique élevé par Nathalie Heinich a été opportunément enfourché par la ministre Frédérique Vidal, dans une période où les étudiants se trouvent exposés à des difficultés morales et matérielles inédites qui auraient normalement dû focaliser l’attention. La ficelle leur paraît trop grosse : la mise en avant de ce sujet à fin de diversion ne fait guère de doute.
(4) Nathalie Heinich aurait même signé sa complicité avec le pouvoir en reprenant une méthode qui fait « écho à celle employée dans les réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche depuis une quinzaine d’années, dont la Loi de programmation de la recherche (LPR) a représenté un exemple typique, écrivent-ils. Ce projet de loi était en effet resté longtemps imprécis et indéfini, ce qui a étouffé tout travail possible et a permis facilement à ses partisans de qualifier les critiques de ‘fantasmes’ ou d »exagérations’. »
(5) Sa faute est d’autant plus lourde que, ce faisant, « elle préfère s’abîmer dans la dénonciation de dangers fantasmés qui ne servent qu’une chose : populariser les idées d’extrême-droite ».
Ce raisonnement mérite un triple A… pour amalgame, affirmation et allusion. Que dire, finalement, de la rigueur « scientifique » dont les auteurs s’érigent pourtant en si ardents défenseurs ? D’ailleurs, Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy ont beau invoquer le manque de preuves dans le discours de Nathalie Heinich, ils n’assoient leur propre prose que sur l’évocation rapide de quelques références théoriques — Bourdieu notamment — et… un éditorial publié dans la revue Nature, directement cité et selon lequel « le racisme dans la science est endémique parce que le système qui produit et enseigne la connaissance scientifique a, pendant des siècles, donné une fausse image, marginalisé et maltraité les personnes de couleurs et des communautés sous représentées. Le système de la recherche a justifié le racisme — et, trop souvent, des scientifiques occupant des positions de pouvoir ont bénéficié de celui-ci. Ce système inclut l’organisation de la recherche : comment elle est financée, publiée et évaluée ».
C’est que, pour eux, l’impératif de rigueur scientifique n’est convoqué qu’en tant que moyen rhétorique dans une controverse qui, au fond, est purement politique. De quoi Nathalie Heinich et l’Observatoire du décolonialisme sont-ils, au fond, accusés ? De vouloir maintenir une dissociation franche entre le champ scientifique et le champ militant pour, affirment-ils, « saper les libertés académiques, l’autonomie intellectuelle et la critique sociale« . Aux rangs de ceux qui considèrent que l’exercice d’une science « neutre » est illusoire, Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy postulent que la science, comme toute activité humaine, intègre nécessairement des enjeux politiques et sociaux — ne serait-ce, à l’université, que par l’importance des problématiques de postes et de financements, dont les conditions d’attribution ne peuvent être ontologiquement neutres.
Le premier problème de cette vision est que, si la science ne peut évoluer dans un Olympe déconnecté des querelles humaines, elle ne peut rester sur son chemin qu’en poursuivant un idéal où la « source » politique n’est qu’un flux qui abreuve les controverses et non un bain dans lequel devrait plonger tout entière l’institution scientifique. À considérer comme un fait, voire un fait nécessaire, que la science est immergée dans ce « bain politique », les chercheurs-militants en prennent acte à leur avantage : à l’instar de Rachele Borghi, il se sentent fondés à tisser des toiles, dérouler des stratégies pour conquérir les positions clés — celles où se définissent les orientations et se distribuent les financements — et contester un ordre supposé, pour faire vite, dépassé et réactionnaire. Sauf que leur position relève plus de l’auto-légitimation que de la vérité reconnue.
Le second problème est la conséquence du premier : puisque, qu’on le veuille ou non, l’omniprésent facteur politique s’imposerait en nous et autour de nous, il en résulte implicitement que, comme en politique « politicienne », tous les coups sont permis, que les objectifs de la cause priment la recherche de la vérité car cette dernière n’est, in fine, qu’un moyen éventuellement dispensable. Rien de nouveau sous le soleil, certes : cette science militante auto-légitime ses concepts, choisit ses terrains d’étude pour conforter ses préjugés et désigne puis « annule » les ennemis des « dominé.es » comme on excluait, naguère, les ennemis du peuple.
Pas étonnant, dans ces conditions, que la question posée par Nathalie Heinich à propos de la sociologie — « Ne se croirait-on pas revenu à la douce époque de la ‘science prolétarienne’ ? » — soit qualifiée de « malhonnêteté intellectuelle » : elle appuie précisément sur le point sensible. Ils font mine de croire qu’elle ne restitue pas la subtilité de la posture d’un Pierre Bourdieu et ne sélectionnent que ce qui ne contrevient pas à leur thèse sur les bienfaits que le militantisme peut apporter à la recherche scientifique — notamment son influence pour orienter la recherche vers des domaines qui, sans pression politique, resteraient délaissés — en oubliant, encore une fois, le rapport problématique avec la neutralité et la vérité.
Là se trouve, en définitive, la difficulté de ce débat, qu’on pourrait ainsi résumer : les deux équipes tentent de s’affronter mais jouent-elles vraiment sur le même terrain ?
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1. Il faut lire la complainte des auteurs : « Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés. Deux amendements supprimés de la récente LPR nous renseignent bien sur le climat ambiant. Le premier proposait de subordonner la liberté académique aux ‘valeurs républicaines’. Or, pour respecter la République, il y a la loi. Le second amendement supprimé voulait condamner le ‘fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité […] ou y avoir été autorisé […], dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement’. Cela en aurait été largement fini des grèves et des manifestations sur les campus.
Le militantisme est bien davantage menacé que menaçant. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la précarité des personnels ampute leur capacité de protester. Cette précarité n’est plus, comme l’explique l’historien Christophe Granger, une étape pénible avant la stabilité. Elle est devenue la condition du métier. Les conséquences sont multiples. Pas de stabilité, de projection dans le temps, de capacité à s’installer quelque part et de construire une vie sereine. Ce ‘système organisé d’incertitude’ a une conséquence terrible pour celles et ceux qui le subissent : ‘il les rive à un présent qui, faute de la moindre certitude valable, n’en finit pas de se vivre au présent’.
Comment penser les luttes collectives quand la course personnelle pour obtenir un poste est si intense ? Comment s’investir dans un campus quand le contrat qui vous y attache est de très court-terme et qu’il faut tout le temps réfléchir à la prochaine candidature ? La concurrence pour les postes et les ressources épuise, désorganise et crame une énergie psychique considérable. Les destins séparés des statutaires et des précaires, même si ce mot ne doit pas faire croire à une réalité homogène tant les inégalités sont extrêmement diverses, complexifie la formation d’un front uni pour s’opposer et proposer autre chose.
Plus largement, les possibilités de protester sont aussi entravées par la sophistication et l’amplification des dispositifs de surveillance et par des violences policières, légales et illégales, qui tétanisent et effraient, notamment, mais pas seulement, les personnes qui manifestent ou s’organisent et les journalistes qui en rendent compte. L’État de droit n’est pas une simple série de lois et de règles, aujourd’hui en danger. C’est aussi une atmosphère qui ne cesse de se dégrader.
Réfléchir aux conditions sociales du travail scientifique serait plus utile que la mise en scène de ces faux ennemis. »