Les 12 et 13 juin, vingt-cinq intellectuels, hauts-fonctionnaires et militants de gauche se sont confinés ensemble pour, selon le journaliste de L’Obs, partenaire de l’opération, « dialoguer à bâtons rompus », spécialement sur les « sujets qui fâchent » — comprendre ici ceux qui déchirent la gauche entre une fraction républicaine et une fraction diversitaire. Ils ont produit un texte en forme de tribune auquel Gilles Clavreul, consultant et délégué général du think tank L’Aurore, a réagi sur son compte Facebook.
A lire cette tribune [nous reproduisons le texte à la suite de celui de Gilles Clavreul] réunissant « vingt-cinq intellectuels » autour des thématiques de « genre, race, identité, islam… » (dixit le long article de « making-of » qui l’accompagne), on mesure tout ce qui ne va pas et n’est pas près de s’arranger pour la gauche.
Avec une ironie qui semble hélas involontaire, c’est par référence à la réunion des cardinaux pour l’élection du pape que ce groupe s’est auto-baptisé « Conclave », croyant, nous apprend Pascal Riché, qu’il faut s’en tenir à la définition littérale, « avec clé », alors que la formule raccourcit la désignation d’une pièce fermée à clé. Et pourtant, que de portes ouvertes enfoncées ! Pour arriver à mettre d’accord Arié Alimi et Laurence Rossignol, Stéphanie Roza et Samuel Grzybowski, Laurence De Cock et Martine Storti (je vous passe la liste, qui tire quand même très nettement du côté de la gauche intersectionnelle), il ne fallait pas prendre trop d’angle et, en effet, le texte n’en prend quasiment aucun, allant de « Nous aimons la République unie, mais pas uniforme » à des propositions chocs comme « sanctuariser la laïcité » ou défendre le féminisme contre le patriarcat. Le problème, c’est qu’en enfonçant la porte ouverte côté cour pour enfoncer la porte côté jardin sur sa lancée, on ne risque pas d’habiter la maison commune…
Et le making of nous explique un peu mieux pourquoi. En deux jours d’un séminaire RH que le journaliste Pascal Riché, à peine un peu de parti pris intersectionnel et diversitaire, qualifie pour le coup judicieusement de « Loft », on aura cherché, apprend-on, à « éviter les insultes », ce qui est une sage précaution lorsqu’on invite des Sophia Chikirou qui vient encore de traiter certains d’entre nous de « déchets de la République », ou des Arié Alimi qui, lorsqu’il ne porte pas sa robe d’avocat, se comporte en ado attardé sur Twitter en traitant tout le monde de raciste. On précise donc que quelques noms irritants ont été, je n’ose dire, blacklistés : il paraît donc assez évident qu’il valait mieux, aux yeux de L’Obs, inviter des insulteurs plutôt que des insultés. Au fil des discussions, Stéphanie Roza, Martine Storti ou Charles Arrambourou ont beau mettre courageusement certains sujets sur la table et rappeler quelques vérités historiques, c’est l’universalisme qui, sous des tonalités diverses, est mis en procès par tous les autres participants, la laïcité réduite à la coexistence et la question sociale promptement évacuée.
Laurence Rossignol a eu beau prévenir qu’elle ne signerait pas de l’eau tiède, le résultat, ce texte, parle de lui-même. Il ne prend aucun angle sur aucun sujet. Victoire finale de la ligne Coexister : « Nous sommes unis », parce que nous avons renoncé à trancher tout ce qui fâche, c’est-à-dire à prendre position sur les problèmes du monde tel qu’il est (spectaculaire absence de vision internationale, au passage, ce qui en dit long sur le rabougrissement franco-français à gauche). A part préférer l’unité à la discorde, la paix à la guerre et la fraternité à la baston, on ne comprend pas où les pétitionnaires veulent en venir, sinon à se quitter avec le sentiment qu’ils peuvent encore se parler. Se parler, oui, mais pour ne rien dire, ni entre eux, ni surtout aux électeurs de gauche.
Le texte de la tribune du Conclave
Race, genre, identité… Les 12 et 13 juin, dans les locaux de L’Obs, 25 intellectuels, hauts-fonctionnaires et militants de gauche se sont réunis pour dialoguer à bâtons rompus. Voici le texte qu’ils ont rédigé, publié là encore dans L’Obs.
Nos raisons, nos réponses
Laïcité, place des religions, féminismes, discriminations, racisme et antisémitisme, traitement des minorités d’origine et de couleur, de genre ou d’orientation sexuelle… Sur de nombreux enjeux de société, la France se fragmente. Une offensive réactionnaire redoutable aggrave des plaies visibles. Parmi ces plaies, se prolonge une histoire d’humiliations et de discriminations qui n’ont jamais été soldées et sont toujours actuelles. Trop souvent, la peur d’entendre la parole de l’autre empêche un débat fécond et apaisant.
Les gauches, longtemps réunies autour d’idéaux communs et de la promotion de droits universels, se déchirent elles-mêmes à l’épreuve de fractures jamais guéries, et restent perturbées et parfois résistantes aux aspirations nouvelles.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles occasions avons-nous manquées ? En organisant les 12 et 13 Juin 2021 un conclave sur les questions qui fâchent, nous avons décidé de les prendre sérieusement, à bras-le-corps, malgré nos divergences réelles. Pour élaborer des réponses qui rassemblent enfin, et redonnent à la République qui se fane des couleurs et de la vigueur.
Des principes essentiels à clarifier et à défendre
Les principes dont nous débattons sont essentiels à clarifier et à défendre ; ils ne sont pas subsidiaires ou marginaux. La plupart de ces questions interpellent l’immense majorité des Françaises et des Français. Les autres concernent des minorités. Et si on jugeait aussi une société à la façon dont elle traite les plus vulnérables, et parmi eux, les minorités ?
Défense de l’égalité réelle ou défense de nouveaux droits prolongent notre Histoire commune. Toutes les deux sont au cœur d’un projet d’émancipation pour toutes et tous, qui fait converger des luttes et exige solidarité et justice. Ce projet est lié aux combats sociaux et écologiques pour l’amélioration de la vie des gens, à commencer par les classes populaires ; il ne les remplace pas.
Le conclave est une expérience politique pour retrouver un chemin commun. Des femmes et des hommes que séparent de profonds désaccords donnent du temps pour penser ensemble et proposer des actions concrètes. Après deux jours ensemble, l’exploration des controverses et la recherche de réponses communes, le conclave affiche ici un premier bilan.
Nous sommes tous universalistes. L’identité républicaine de la France (l’égalité, la langue, la mémoire de la Révolution, la laïcité…) est un bien qui abrite le commun, et accueille les différences. Nous aimons la République unie, mais pas uniforme.
L’universalisme rassemble si et seulement s’il n’est pas figé. Concret et dynamique, l’universalisme est un processus de recherche de l’égalité réelle, un horizon pour chaque génération. Il tend à réaliser les ambitions inachevées de la République.
L’intersectionnalité, qui ne doit pas être confondue avec la promotion de dérives identitaires, permet de créer des coalitions et de mettre en cause des inégalités et des dominations solidement installées dans le capitalisme, le patriarcat, les prolongements de l’histoire coloniale ou les discours religieux…
Dans cette perspective, il nous paraît indispensable de promouvoir la pluralité mémorielle. Cela pourra passer, par exemple, par la poursuite de l’ouverture des archives aux historiennes et historiens, chercheuses et chercheurs, via notamment la réduction du délai de non-accès ; cela implique également d’élargir la reconnaissance et la visibilité de toutes les cultures et de celles et ceux qui ont fait l’histoire la République, notamment dans les domaines de l’enseignement, de l’audiovisuel public, de l’espace public (noms de rues).
Nous sommes tous féministes parce que l’émancipation des femmes est une histoire partagée, un long combat contre la domination patriarcale. Une nouvelle vague féministe s’exprime avec force dans notre pays. Elle poursuit et amplifie, avec les causes et les mots de sa génération, le mouvement né dans les années 1970.
Hier comme aujourd’hui, les femmes veulent maîtriser leur destin, refuser la marchandisation de leur corps, lutter pour l’égalité réelle face aux discriminations sexistes et aux violences multiples qu’elles subissent.
Le féminisme est universel parce qu’il vise à transformer le genre humain, et intersectionnel car dans le combat féministe se croisent et s’additionnent des luttes contre de multiples dominations. L’histoire du féminisme est une quête de l’égalité et de la liberté.
Aussi, nous estimons que tous les combats doivent être portés. Nous soutenons notamment les revendications des personnes trans pour des droits propres.
Nous combattons la marchandisation du corps humain. Nous réaffirmons notre engagement contre la traite, le proxénétisme, la pénalisation des personnes qui se prostituent, et pour l’application pleine et entière de la loi 2016 contre le système prostitutionnel.
De la même manière, nous portons tous les combats en faveur de la lutte contre les discriminations, car chacune d’entre elles est un affront à nos valeurs et un obstacle dressé sur le chemin de l’égalité et de l’universalisme en actes.
Dans ce domaine, nous rejetons les postures qui conduiraient à hiérarchiser les formes de discriminations et tout autant celles qui considèrent que les progrès accomplis par le passé justifient l’absence d’action déterminée.
Des mesures concrètes
Plus que des discours, ce sont des mesures concrètes dont la société a besoin. Par exemple, nous proposons d’élargir les prérogatives du défenseur des droits afin de lui conférer un pouvoir d’injonction dans ce domaine et d’instaurer une obligation de suite à donner pour les autorités visées par ses signalements. L’exemplarité commence en effet au sein de l’État, des fonctions publiques, et en particulier au sein de la police.
Et parce que la lutte contre les discriminations passe aussi par une meilleure connaissance mutuelle, un plus grand brassage des populations et un rejet de l’entre-soi, il nous paraît indispensable de nous donner enfin les moyens de promouvoir la mixité sociale dans tous les domaines, notamment par l’habitat (notamment assurer une meilleure répartition de la construction de logements sociaux) et dans le milieu scolaire public et privé (notamment en conditionnant le financement de l’enseignement privé au respect d’indices de mixité sociale).
Nous refusons que s’engage une guerre aux religions, ou à une religion en particulier. Comme nous refusons que les religions, particulièrement à l’école, mettent en cause les règles républicaines et menacent les libertés individuelles. La sécularisation n’a pas cessé de progresser. Mais de nouvelles formes de religiosité se développent. Les réponses ne nous divisent pas.
Nous proposons que la loi de 1905, l’un des patrimoines les plus précieux de notre République, soit sanctuarisée. C’est d’abord une loi de liberté, de conscience, de critique, de résistance à toutes les pressions. Nous jugeons possibles un équilibre durable et le statu quo législatif autour des grandes lois laïques et celles, plus récentes, sur les signes religieux extérieurs.
Et parce que la laïcité ne s’accommode pas de l’ignorance, il nous semble indispensable, plutôt que de nier l’existence et la place des religions dans notre société, de promouvoir des mesures de nature à favoriser la connaissance du fait religieux. Par exemple, nous estimons nécessaire d’assurer une formation des fonctionnaires à la laïcité, fondée sur un corpus commun conforme au droit, en particulier les personnels éducatifs. Une amélioration des conditions d’exercice et de formation des aumôniers, renforcer et uniformiser leur statut, en particulier en prison, servirait également cet objectif.
Faire cesser la police des idées
Nous appelons à un cessez-le-feu. D’où qu’elles viennent, les chasses aux sorcières, les injonctions au silence, et la police des idées sont les ennemis de la démocratie. Le débat conflictuel est vital, la mise au pilori inexcusable. L’explosion du débat public national en un concert de violence devient insupportable.
Cette « trumpisation » à la française rejette de la politique des millions de personnes, et en dirige beaucoup vers les eaux sombres de la droite dure ou extrême.
Le débat, même vif, doit l’emporter sur l’invective, le dialogue sur les monologues, la description fine des situations sur l’essentialisation. Les qualifications en « phobe », ou pire encore, celles qui désignent l’adversaire comme complice de crimes, n’ont pas leur place dans le débat à gauche. Nous nous engageons tous et toutes à ne pas recourir à ces pratiques, mais plus encore, à les dénoncer activement, même quand elles viennent de personnes qui partagent telle ou telle de nos positions. Nous proposons de travailler à une « charte » pour un débat public riche et apaisé à la fois.
La gauche doit retrouver l’initiative et ne pas se laisser imposer l’agenda des débats par des adversaires habiles à nourrir la discorde. D’autant que nombre de clivages sont, lors de nos échanges, apparus artificiels ou superficiels.
Nous proposons que s’organise ensemble un travail de fond sur le sens des mots qui devraient réunir — République, laïcité, démocratie, universel, antiracisme, féminisme –, ainsi, avec les chercheuses et chercheurs, que sur les réalités sociales et culturelles dans notre pays. Nous souhaitons aussi que le débat sorte d’une vision hexagonale et s’intéresse aux idées et aux situations hors de nos frontières.
Nous avons fait l’expérience, à l’échelle qui est la nôtre, de la puissance du dialogue direct, quand il s’affranchit des postures sans renier d’ardentes convictions. Le conclave fait la démonstration que les gauches ne sont pas condamnées à être irréconciliables quand elles s’interrogent sur les principes fondateurs de notre République.
Nous offrirons régulièrement un lieu de confrontations et de débats en élargissant nos rangs pour offrir la pluralité nécessaire. La gauche tente de se réinventer, en France comme en Europe. Pour cela, elle doit se préparer à mener une contre-offensive. Une génération, née de l’engagement dans les mouvements pour la justice sociale et le climat, les nouveaux combats féministes, les fiertés LGBTQ +, et le refus de toutes les violences, a montré la voie.
« Le Conclave » réunit des citoyennes et citoyens engagé.e.s, enseignants et chercheurs, avocats, militants d’associations nationales, de partis ou de syndicats, parlementaires et hauts fonctionnaires. La première rencontre s’est tenue les 12 et 13 juin.