Les marques Zara, Anthropologie et Patowl sont accusées par le gouvernement mexicain d’avoir utilisé des motifs traditionnels dans leurs créations sans autorisation préalable. Est-ce pour autant un procès en « appropriation culturelle » ?
Constituée d’emprunts à des traditions vestimentaires typiques de telle ou telle région du monde, telle ou telle culture, la mode « ethnique » remplit nos armoires depuis des décennies. Sauf que, au Wokistan, un nouveau concept est apparu : celui de l’appropriation culturelle. En vertu de celui-ci, les emprunts à la culture d’un groupe « dominé » sont critiquables s’ils sont le fait d’un groupe « dominant ». L’offense et l’abus sont d’autant plus répréhensibles lorsque ces éléments — y compris immatériels — sont repris dans des productions commerciales. Concrètement, l’utilisation par les blancs des symboles, motifs, artefacts, codes graphiques, idées provenant de groupes colonisées revient à perpétuer cette colonisation en exploitant un patrimoine culturel sans contrepartie et en le trahissant par sa réduction à des stéréotypes. Au final, c’est même un comportement confinant au suprémacisme.
Appropriation culturelle : genèse d’un concept douteux
Le concept remonterait au milieu des années 70, lorsque l’historien de l’art Kenneth Coutts-Smith l’évoquait dans une thèse pour mettre en avant le lien entre production artistique, exploitation de classe et colonialisme en Occident. Au début des années 1990, la critique Bell Hooks, figure importante du Black feminism, développe et théorise le concept d’appropriation culturelle, le résumant en une métaphore : « manger l’Autre ». Avec l’essor des études dites post-coloniales, l’expression quitte les milieux universitaires et les cercles initiés à partir des années 2010, et commence se répandre dans le langage courant anglophone, si bien qu’Oxford l’ajoute à son dictionnaire en 2017. Si l’expression de ce phénomène reste pour l’instant marginalisée en France, depuis une décennie, les scandales liés à l’appropriation culturelle ne cessent de fleurir outre-Atlantique ; cela va de la simple coiffure au costume Halloween, en passant par le droit des auteurs à mettre en scène des personnages qui ne leur ressemblent pas.
Source : Nesrine Briki, Causeur, 7 juin 2021.
La ministre mexicaine avait forcé la créatrice française Isabel Marant à s’excuser en novembre 2020 après lui avoir reproché d’exploiter commercialement différents motifs traditionnels de peuples indigènes mexicains dans sa dernière collection de l’époque. Après s’en être pris également à la vénézuélienne Carolina Herrera en 2019, le gouvernement mexicain a également pointé du doigt les entreprises espagnoles Rapsodia et Mango pour s’être approprié des dessins du Mexique.
C’est désormais les marques de vêtements Zara, Anthropologie et Patowl qui sont attaquées après l’utilisation d’éléments culturels empruntés aux peuples autochtones mésoaméricains dans leurs collections, a indiqué le Secrétariat mexicain à la Culture. L’institution a envoyé des lettres aux trois marques les appelant à clarifier publiquement « sur quels motifs une propriété collective » appartenant à divers peuples autochtones de l’État méridional d’Oaxaca « est privatisée », et à indiquer de quelle manière elles entendent « rétribuer les communautés créatives ».
« C’est un principe de considération éthique qui, localement et globalement », nous oblige à attirer l’attention et à discuter de « la protection des droits des peuples autochtones qui ont été historiquement invisibles », disent, dans un wokistanais1 parfait, les lettres datées du 13 mai et signées par la secrétaire mexicaine à la Culture, Alejandra Frausto Guerrero. « Vous ne pouvez pas respecter ce que vous ne connaissez pas », avait déjà commenté en avril, dans un entretien à WWD, cette personnalité politique très engagée sur le front du respect du patrimoine mexicain traditionnel et ancien. « Vous devez inclure les personnes auxquelles vous rendez hommage quand vous faites un hommage, avait-elle alors également ajouté. La personne ou la communauté que l’on honore doit donner son accord ».
Culture : où finit le métissage, où commence l’appropriation ?
Dans le cas de l’espagnol Zara, c’est la robe « Midi », dont la ceinture reprend des éléments de la culture mixtèque (de la municipalité d’Oaxaca à San Juan) qui est visée. Pour l’américain Anthropologie, il s’agit du short brodé « Marka », qui comporte des ornementations originaires de la culture et l’identité du peuple Mixe de Santa María Tlahuitoltepec. Patowl, enfin, aurait copié des vêtements traditionnels du peuple zapotèque de la communauté de San Antonino Castillo Velasco.

Constamment nourrie d’apports extérieurs — étoffes, motifs, techniques, — la conception et la fabrication des vêtements est, depuis toujours, le fruit d’un métissage. Mettre en cause cette circulation des produits et des idées, c’est questionner la notion-même de dialogue des cultures et d’ouverture au monde, figer les identités dans un périmètre fermé et un état non susceptible de progrès. Inversement, il faut entendre le message de communautés traditionnelles dont les productions et le savoir-faire sont, aujourd’hui, encore insuffisamment protégés de la voracité de grandes industries connues pour faire peu de cas de l’éthique et dont certaines pratiques renvoient à une forme d’exploitation culturelle effectivement inéquitable.
Faut-il pour autant parler ici d’appropriation culturelle ? Pas à notre sens car — du moins dans l’immense majorité des cas — les industriels et créateurs ne prétendent pas avoir inventé un style, un motif, une forme ; ils mettent au contraire en avant les sources qui les ont inspirés, dans une démarche de reconnaissance, voire d’hommage — quand elles ne sont pas, tout simplement, un argument de vente. Cependant, flatter l’imaginaire par la reprise et le renvoi à des références traditionnelles et « exotiques », c’est bien tirer « sauvagement » profit d’un capital culturel constitué par autrui. Si appropriation il y a, c’est alors moins de la culture elle-même que d’une part des bénéfices qu’elle est capable d’engendrer. La notion de rétribution peut avoir du sens, tout particulièrement en faveur de communautés économiquement précaires, et peut prendre alors diverses formes, du dédommagement pécuniaire à l’obligation de localiser la production dans la région dont le savoir-faire est originaire.
L’installation d’un rapport de forces sur le terrain médiatique — l’interpellation publique de Zara et consorts par le ministère mexicain, destiné à chercher l’appui de l’opinion, est clairement sur ce registre — peut alors être considéré comme un moyen de créer un rapport de forces permettant dans un deuxième temps, face à une multinationale, de régler le différend au plan juridique et financier, dans le cadre du droit de la propriété intellectuelle, du droit de la consommation et de la négociation conventionnelle. La protection juridique des savoir-faire traditionnels contre une exploitation commerciale parasite ou prédatrice s’avère parfaitement légitime, au même titre que, dans nos propres terroirs, ont été développées des appellations d’origine contrôlée et des certificats d’origine garantie assortis d’un arsenal de veille et de protection grâce auxquels le roquefort, le champagne et les couteaux Laguiole2 n’ont qu’une seule provenance légale possible.
Au passage, il est piquant, dès lors, de voir des Wokistanaises bon teint telles que la désormais fameuse Mathilde Cohen ou encore Tara Brabazon, critiquer les AOC comme « une forme de néo-colonialisme » parce qu’elles s’appuieraient sur l’idée qu’un produit particulier fabriqué en dehors de sa zone d’origine historique serait moins authentique et moins qualitatif…
Ce qui serait légitime dans une province chinoise ou une région du Mexique ne le serait donc pas en France ? Dans ses lettres adressées à Zara, Anthropologie et Patowl, Alejandra Frausto Guerrero invite les marques à ne pas porter atteinte à « l’identité et l’économie du peuple » et prône par conséquent un « commerce équitable » qui puisse traiter les créateurs, entrepreneurs et designers autochtones sur un pied d’égalité avec ces grandes industries. Défense économique de la diversité culturelle d’un côté, politique coloniale et raciste de l’autre… Appellation d’origine contrôlée versus origine des appellations contrôlées : il va falloir que l’inénarrable Mathilde Cohen précise sa position…
Ne pas tomber dans l’archéologie des droits de propriété morale, intellectuelle et artistique
À l’inverse, il ne faudrait pas que la recherche de paternité culturelle tourne au délire et oblige à passer toute création au crible d’une « archéologie » réelle ou supposée des droits de propriété morale, intellectuelle et artistique, jusqu’à identifier et quantifier la part attribuable à chaque source. Une telle dérive serait non seulement ce serait impraticable — à moins de relever clairement du plagiat, les influences sont, par nature, intimes, complexes et souvent inconscientes — mais elle exposerait, en décourageant leur fertilisation mutuelle, au risque de voir les cultures sombrer, par consanguinité, dans la dégénérescence.
Dégénérer chacun chez soi, est-ce vraiment le projet de ceux qui voient partout de l’appropriation culturelle ? Soyons juste : sans doute pas. Quand on y regarde de plus près, qui est poursuivi sur ces motifs, sinon les grandes entreprises mondialisées ? En ciblant des acteurs visibles et puissants, c’est la notoriété et l’argent qu’ils recherchent. Le nerf de la guerre pour soutenir une lutte — quand ce n’est pas pour répondre à des aspirations plus personnelles. « Tout commence en mystique… »
Une voie raisonnable serait plutôt d’inciter et d’aider les communautés dans lesquelles perdurent des savoir-faire traditionnels à mettre en place des protections juridiques ad hoc assurant le maintien de la production sur place ou à mettre en place un système de licence d’exploitation.
On doit le déplorer mais c’est une donnée du monde contemporain : tout est désormais marchandise. Des grandes firmes, qui l’ont compris avant nous, font commerce de nos créations et même de notre personnalité jusqu’à son intimité. Beaucoup d’entreprises tirent, consciemment ou non, d’énormes profits de « l’âge identitaire » dans lequel nous sommes plongés, en exploitant des codes culturels pour susciter, de manière plus ou moins artificielle, la reconnaissance et l’identification. La flexibilité des outils de production permettent désormais de personnaliser les objets de manière de plus en plus fine, à mesure aussi que la profusion de données et le marketing qui les exploite assurent une meilleure connaissance des cibles.

Si l’originalité des œuvres de l’esprit mérite d’être reconnue et défendue, l’Humanité perdrait à entraver leur circulation. Le problème n’est ici que celui de la captation des profits indirectement générés par ces œuvres et de leur plus juste répartition. Inutile de plaquer des concepts « décoloniaux » sur cette affaire — les géants espagnols de la fripe n’ont d’ailleurs pas le monopole de l’exploitation des références latino-américaines. Il ne s’agit pas d’idéologie, seulement de business.
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1. Langue officielle du Wokistan.
2. La bataille menée par la commune de Laguiole pour faire cesser l’utilisation abusive de l’appellation avait duré de nombreuses années pour se solder par un succès judiciaire en 2019.