L’idéologie racialiste américaine cherche à s’exporter, comme si elle entendait se poser comme norme à suivre pour toutes les sociétés.
Il est bien vu, ces jours-ci, de présenter Joe Biden comme un nouveau Roosevelt, ambitieux et pragmatique, courageux et modéré. Celui qui passait hier encore pour un gaffeur hasardeux prend désormais les traits du bon géronte, consacrant sa présidence à la réconciliation d’un pays fracturé.
Mais cette image rassurante ne résiste pas à la réalité des faits et masque bien mal la nouvelle poussée de fièvre idéologique associée au wokisme qui traverse la société américaine, très présente dans l’aile gauche de son propre parti. Celle-ci n’est pas loin de considérer Joe Biden comme un président de transition, alors qu’une nouvelle garde s’installe dans un pays dont les coordonnées identitaires de base se transforment. Il laisse croire à un retour au calme alors que tout s’embrasse.
La nouvelle révolution américaine vient des campus mais n’y est plus cantonnée : son idéologie se déploie désormais dans les administrations publiques et privées.
Et comme le notait récemment Christopher Caldwell dans la National Review, c’est au nom du concept d’équité qu’elle se déploie. Le principe d’équité prétend accomplir l’égalité à l’américaine mais en fait le falsifie, en liquidant la référence à l’individu pour la reporter à l’échelle raciale: chaque groupe identifié par la bureaucratie diversitaire doit être représenté dans tous les domaines de l’existence sociale selon son poids dans la population, sans la moindre nuance.
Le monde se laisse absorber par un fantasme mathématique. Mais surtout, on ne saurait tolérer d’autre explication à la moindre disparité dans la représentation que par le « racisme systémique ».
Comment s’arracher à ce dernier ? Par un travail constant de rééducation. Le journaliste Christopher Rufo a critiqué à plusieurs reprises au cours des dernières années les délires du « diversity training ». Il l’a encore fait ces derniers jours en révélant que certains dirigeants masculins blancs de Lockheed Martin avaient dû participer à un séminaire sur plusieurs jours pour apprendre à reconnaître leur « privilège blanc » et apprendre à le déconstruire en se livrant au rituel de l’autocritique raciale. Au cœur du complexe militaro-industriel, le wokisme triomphe. Plus largement, dans une entreprise, un salarié refusant de participer à un tel séminaire s’autodésigne comme un suspect. La réingénierie sociale culmine dans une logique de purge.

La Révolution racialiste
et autres virus idéologiques
Mathieu Bock-Côté
Ed. La Cité, 2021
« On ne saurait segmenter une société sur une base raciale sans condamner chaque groupe à s’enfermer dans sa couleur de peau, qui devient dès lors l’ultime frontière au cœur de la vie sociale. »
La vision racialiste, qui pervertit l’idée même d’intégration et terrorise par ses exigences les médias et les acteurs de la vie intellectuelle, sociale et politique, s’est échappée de l’université américaine il y a vingt ans. Et la voilà qui se répand au Canada, au Québec et maintenant en France. Elle déboulonne des statues, pulvérisant la notion même d’histoire, elle interdit de parler d’un sujet si vous n’êtes pas héritier d’une culture, et vous somme de vous excuser « d’être blanc », signe de culpabilité pour l’éternité. Le racialisme sépare et exclut, n’apporte pas de libertés quoi qu’en disent ses hérauts, et, plus dangereux, modélise une manière de penser le monde. Mathieu Bock-Côté est sociologue, et chroniqueur pour la presse québécoise et française. Ses travaux portent sur le régime diversitaire, le multiculturalisme et les mutations de la démocratie. Seul lui pouvait signer un essai aussi éloquent, percutant. Sidérant même.
La ségrégation positive
L’obsession raciale conduit à la ségrégation raciale. Et comme « l’antiracisme » d’hier a inventé la discrimination positive, celui d’aujourd’hui engendre ce qu’on appellera la ségrégation positive. Ainsi, la mairesse démocrate noire de Chicago, Lori Lightfoot, pour marquer le deuxième anniversaire de son élection, a décidé de réserver ses entrevues personnalisées aux journalistes « racisés » — autrement dit, de ne pas en accorder aux Blancs. Au nom de la justice raciale elle revendiquait explicitement une nécessaire discrimination raciale contre les Blancs. On n’en sera pas surpris : Ibram X. Kendi, l’intellectuel de référence du racialisme, explique que la discrimination raciale n’est en rien condamnable, pour peu qu’elle produise de l’égalité raciale.
Cette nouvelle idéologie américaine s’impose partout en Occident en traitant les pays qui y résistent en provinces rebelles à mater.
L’expérience américaine, fondamentalement révolutionnaire, cherche à s’exporter, comme si elle entendait se poser comme norme à suivre pour toutes les sociétés, et plus encore pour celles prétendant suivre les évolutions de la modernité. Nos sociétés sont invitées à s’abolir pour renaître à elles-mêmes, purgées du mal par une nouvelle inquisition se réclamant de l’antiracisme révolutionnaire. L’individu habité par une névrose raciale et se convertissant à une identité de genre indéterminée est le nouveau visage du rêve américain.
À l’échelle de l’histoire, et même s’il faut garder à l’esprit que toute comparaison a ses limites, on y verra un transfert du flambeau révolutionnaire, de l’URSS aux États-Unis, comme si avec la fin de la guerre froide, le fondamentalisme de la modernité avait renoué avec la première société qui a voulu se définir intégralement dans ses catégories.
On se forme dans les universités américaines à la manière d’un détour dans le centre idéologique de l’empire et grâce aux programmes du Département d’État, on va faire un stage en diversité sur les deux côtes américaines comme on allait hier en pèlerinage dans les pays du socialisme réel.
Comme Gide jadis, un grand écrivain s’y rendant pourrait bien en revenir, ensuite, en ramenant dans sa besace un ouvrage qu’il intitulerait Retour des USA, en comprenant que ce modèle conduit notre civilisation vers l’abîme pendant qu’un homme aux airs de bon grand-père croit lui apporter la paix pour notre temps.
Source : « Mathieu Bock-Côté : ‘Rééducation à l’américaine' », Le Figaro Vox, 28 mai 2021.