Ecriture inclusive : lettre ouverte à Julien Bayou

Un collectif de linguistes1 a bondi aux propos du secrétaire national d’Europe Ecologie Les Verts dans un récent entretien à L’Express, vantant l’écriture inclusive. Ils lui répondent dans une lettre ouverte publiée dans le magazine.

Cher Julien Bayou,

Nous, usagers ordinaires de la langue française, après avoir lu votre entretien dans L’Express, souhaiterions apporter des précisions nécessaires à votre vision de ce que vous appelez « l’écriture inclusive » afin d’éclairer des points confus de votre jugement sur la langue.

Extrait de l’entretien de Julien Bayou dans L’Express

Il admet que la relecture des épreuves de son livre En vert et avec tou.tes (JC Lattès) lui a donné quelques sueurs froides : à plusieurs endroits, l’écriture inclusive si chère à son cœur a tout bonnement été oubliée. Un « ielle » manque ici, un point médian a disparu là. Pas question de douter de la pertinence de son choix, Julien Bayou se veut résolument inclusif et pour lui, cela passe par le langage qu’il considère « performatif ».  […]

L’Express. — Votre livre s’intitule En vert et avec tou.tes et pratique l’écriture inclusive. N’avez-vous pas peur, dès le titre, de faire fuir une majorité de lecteurs ?

Julien Bayou. — Il ne faut pas confondre le volume et le bruit. Si je prends l’exemple du mariage pour tous (et toutes), François Fillon, Laurent Wauquiez ou François-Xavier Bellamy ont cru que la Manif pour tous représentait le centre de gravité de la droite. Or, le droit des homosexuels à s’aimer et se marier, comme tout le monde, a très largement été intégré. Il y a une adhésion profonde des Français sur ce sujet. Mais chaque progrès et chaque conquête, notamment féministe, entraînent un « backlash ». Quand une portion conservatrice sent qu’elle perd du terrain, elle se raidit. On le voit aussi sur la condition animale. Il y a eu un basculement majeur de la population, notamment sous l’influence des images de maltraitance dans des élevages révélées par l’association L214. Ce qui induit, presque mécaniquement, un raidissement de personnes qui s’opposent à ces évolutions. Mais c’est un tort des pouvoirs publics d’accorder trop d’importance à ces réactions.  

Pour en revenir à l’écriture inclusive, certains s’arrêteront effectivement au titre. Mais ce livre est une invitation à s’engager, et pour cela il faut inclure tout le monde. On ne peut pas appeler à une transformation écologique en excluant la moitié de la population. Avec Vincent Edin, le co-auteur, cela nous aurait semblé incohérent.

Mais l’écriture inclusive, contrairement à l’égalité des droits pour les homosexuels, est rejetée par une majorité de Français. Et rien ne prouve que des conventions de langage aient un impact sur le réel. Le turc ou le finnois n’ont par exemple pas de genre, ce qui ne veut bien sûr rien dire sur l’égalité femmes-hommes au sein de ces sociétés… 

Le langage est performatif. Il y a un enjeu à féminiser les métiers, pour permettre aux petites filles de se projeter. Si on ne marque pas le fait qu’un tiers des homicides sont en fait des féminicides, on passe sous silence un vrai problème de société, et dans ce cas il ne faut pas s’étonner qu’on soit incapable d’y répondre. Je ne dis bien sûr pas que l’écriture inclusive va changer notre société du tout au tout, mais invisibiliser les femmes par le langage n’est pas idéal. Je note aussi que de Gaulle ou Pompidou, quand ils s’adressaient aux citoyens, disaient bien « Françaises et Français ». C’était déjà de l’écriture inclusive et personne ne s’en est jamais plaint ! Une petite partie de la société y voit une attaque inqualifiable contre la langue française. Mais ce langage épicène n’ôte de droits à personne, et nul n’est bien sûr obligé de l’utiliser. 

Vous dites qu’il faut inclure tout le monde. Mais cela ne peut se faire par la langue qui n’est ni inclusive ni exclusive. Ne pas mentionner quelqu’un ne signifie pas l’exclure : c’est souvent au contraire le reconnaître comme l’un d’un tout : les « humains », c’est toi et moi… Comme toutes les langues, le français permet d’exprimer une opinion et son contraire : vous pouvez ainsi tenir des discours sexistes ou égalitaristes en utilisant les mêmes mots. La langue ne pense pas à la place des individus. D’ailleurs, à vous suivre, tous les locuteurs français étaient sexistes avant la proposition de réforme inclusive : c’est absurde !

Vous dites que la langue est « performative ». Il n’y a aucune magie dans la langue, même si cela vous arrange de le croire. Il existe peut-être des actes du langage performatifs (encore que les linguistes ne soient pas tous d’accord). Nul ne peut devenir chrétien sans être baptisé par la formule « je te baptise… ». « Oui » peut être performatif lorsque, au mariage, il répond à la question juridique : « acceptez-vous de prendre pour époux untel ». Mais si vous dites : « demain tout le monde sera écologiste », vous êtes dans l’incantation ; pas dans la performation. Si vous déclarez aujourd’hui que vous êtes une femme : vous ne changerez pas par magie votre condition physique. Vous êtes libre de le croire ; mais il est de notre devoir de vous rappeler que non, tout n’est pas performatif.

Un autre point semble important : il n’y a pas de rapport entre les féminicides et l’emploi du genre en langue. Il n’y a par exemple pas de genre en farsi, mais le nombre de féminicides pour cause d’honneur en Iran est beaucoup plus significatif qu’en France où la langue connaît une distinction de genre. Il n’y a pas de genre grammatical en anglais, mais il n’est pas sûr que les Anglaises soient malheureusement moins victimes de violences que les Françaises. En vous lisant, on apprend que la drôle de forme en usage chez les inclusivistes « tou.s.tes » serait un remède miracle. Mais c’est faux. Par ailleurs, nous vous informons que des études de feu l’observatoire national de la délinquance notaient que « les personnes condamnées pour homicide sur mineur de moins de 15 ans sont majoritairement des femmes »

Avez-vous réfléchi aux conséquences de cette « visibilisation » ? Parlerez-vous « d’assassin.e.s » ? Qu’est-ce que la cause des femmes gagnerait à « visibiliser » les meurtri.e/è.r(e)s ? Les nazi.e.s ?Les bourreau.e.x/s ? Vous parlez de l’invisibilité. C’est une métaphore ! La langue ne « visibilise » en vrai rien ni personne et ne constitue pas un instrument de promotion identitaire. La langue est un outil de l’entendement qui ne relève pas d’une logique quantitative ni d’une représentation sociale, contrairement aux fausses idées que vous colportez. Dire ou écrire « l’homme est mortel » n’exclut pas la possibilité de mourir pour les femmes !

Ce n’est pas une société égalitaire que vous allez construire, mais un monde d’exclusion : une société où ceux qui n’exhibent pas les signes extérieurs d’appartenance au camp inclusif comme les points médians, les barbarismes inexistants en français, les doublons lexicaux n’auront pas leur place au sein du monde que vous prétendez construire.  

Vous adoptez le comportement de quelqu’un qui, ayant appris à lire et à écrire, maîtrise assez sa langue pour en jouer à sa façon, et se fait ainsi lustre et carrière dans l’exercice du mépris pour un grand nombre d’apprenants en difficulté scolaire que vos pratiques vont accabler encore plus. C’est un mépris de classe. 

En agissant ainsi, vous propagez la balkanisation intellectuelle et culturelle de la francophonie. Les différents groupes identitaires désirent aussi marquer leur identité par des signes distincts comme la création de formes neutres (iel pour il/elle ; lea pour le/la). Les encouragez-vous ? Cela provoque une atomisation de la langue en autant de communautés fondées sur les séparatismes linguistiques, graphiques et idéologiques. Et vous leur donnez le feu vert.

__________
1. Yana Grinshpun, linguiste, Jean Giot, linguiste, François Rastier, linguiste, Xavier-Laurent Salvador, linguiste, Jean Szlamowicz, linguiste pour l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.

Source : L’Express, 13 septembre 2021.

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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