Dans leur nouvelle revue, les linguistes Yana Grinshpun et Jean Szlamowicz critiquent les fondements théoriques de l’écriture inclusive.
C’est une thèse répétée par de nombreux partisans de l’écriture inclusive : plus égalitaire au Moyen-Âge, la langue française aurait été masculinisée au XVIIe siècle — sous la houlette de l’Académie française. Elle s’appuie sur les travaux de l’historienne de la littérature Eliane Viennot. Mais, pour les linguistes Yana Grinshpun, maître de conférences à la Sorbonne-Nouvelle, et Jean Szlamowicz, professeur à l’université de Bourgogne, cette vision relève davantage d’un discours idéologique, voire d’un « complotisme linguistique », que d’une réalité historique. Les deux universitaires lancent une revue, Observables, dont le premier numéro est consacré aux débats sur l’écriture inclusive et le genre grammatical. Entretien.
L’Express. — Dans votre revue Observables, vous remettez en question la thèse d’Eliane Viennot, selon laquelle il y aurait eu, à partir du XVIIe siècle, une masculinisation délibérée de la langue française. Pourquoi ?
Yana Grinshpun. — C’est une thèse farfelue : « masculinisation » n’a aucun sens en linguistique, et l’histoire des langues n’a rien à voir avec ce que peuvent en penser des grammairiens. La langue n’est pas produite par les grammairiens ! Cette doctrine montée de toutes pièces dénonce une méconnaissance totale du fonctionnement de la langue. Cela laisse aussi penser que la langue serait un artefact créé par des hommes malveillants. Elle est un système de signes abstraits qui n’est ni sexiste, ni raciste, ni fasciste, ni féministe. Elle peut être un objet de discours très divers : grammaticaux, littéraires, philosophiques, philologiques. Pour Eliane Viennot, ces pratiques hétérogènes et nombreuses se réduisent au « monopole des hommes ». Ces affirmations ne relèvent ni de la grammaire ni de la réalité sociale. Le XVIIe siècle est celui où les femmes appartenant aux milieux aristocratique ou bourgeois jouent un rôle prépondérant, et où les remarqueurs (comme on appelait les lettrés qui notaient différents usages de la langue) préconisent souvent l’usage linguistique des femmes.
Les grammairiens, qui durant cette période ont œuvré à la standardisation du français, n’étaient-ils pas sexistes ? Vaugelas a, par exemple, écrit que « le genre masculin étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble »…
Y. G. — Le terme « sexiste » est complètement anachronique et inapproprié lorsque l’on parle d’histoire et de grammaire. Eliane Viennot fait comme si la seule occupation des grammairiens consistait à œuvrer contre les femmes en concoctant des « masculinismes », ce qui est assez absurde, car la langue n’est pas un système « d’hommes et de femmes », c’est un système de sons porteurs de sens. D’ailleurs, les grammairiens de l’époque le décrivaient dans toute sa complexité qui ne se limite pas au lexique, mais tient compte de la syntaxe, de la morphologie, de la phonétique. La citation colportée par l’armée du tribunal féministe et que vous citez ici est d’ailleurs tronquée. Peut-être que L’Express rétablira l’innocence de Vaugelas en proposant aux lecteurs la citation entière :
« Comment dirons-nous donc ? Il faudrait dire ouverts [Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte ou ouverts à vos louanges]. Il faudrait dire, ouverts, selon la Grammaire Latine, qui en sue ainsi, pour une raison qui semble être commune à toutes les langues, que le genre masculin étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble, mais l’oreille a de la peine à s’y accommoder, parce qu’elle n’a point accoutumée de l’ouïr dire de cette façon, et rien ne plaît à l’oreille, pour ce qui est de la phrase et de la diction, que ce qu’elle accoutumé d’ouïr. Je voudrais donc dire, ouverte, qui est beaucoup plus doux, tant à cause que cet adjectif se trouve au même genre avec le substantif qui le touche, que parce qu’ordinairement on parle ainsi, qui est la raison décisive, et que par conséquent l’oreille y est toute accoutumée […] Mais qu’on ne s’en fie point à moi, et que chacun se donne la peine de l’observer en son particulier […] « .
On voit bien que Vaugelas ne prescrit rien et qu’il préfère à titre personnel l’accord de proximité au féminin plutôt que l’accord au masculin. Bref, tout le contraire de ce que la vulgate féministe lui fait dire !
On peut lire également la préface des Remarques : « Dans les doutes de langue, il vaut mieux pour l’ordinaire consulter les femmes, et ceux qui n’ont point étudié, que ceux qui sont bien savants en la langue grecque et latine. »
Justement, selon les partisans de l’écriture inclusive, les accords de proximité étaient fréquents, avant que la règle du « masculin l’emporte sur le féminin » prenne le dessus…
Y. G. — Tout est faux dans cette assertion. D’abord la formule sloganique « le masculin l’emporte sur le féminin » n’existe dans aucun manuel de grammaire contemporain. André Chervel, spécialiste de l’histoire de la grammaire française, signale que cette formulation se rencontre deux fois sur des centaines d’ouvrages épluchés : en 1673 dans le livre — que personne ne connaît — d’Alcide de Saint-Maurice et, en 1887, dans un manuel pour le CP avec « le masculin a la priorité sur le féminin ». Pour le reste, on ne trouve cette formule nulle part. Et, quand bien même il existe des témoignages qu’à l’oral des instituteurs l’utilisaient, rares sont les petits écoliers abasourdis par cette terrible injustice. Il faut être bien tordu pour percevoir dans une règle de grammaire une oppression sexuelle.
Quant aux accords, les recherches sur le corpus des spécialistes de la langue révèlent que, au XVIe et au XVIIe siècle, l’usage le plus fréquent était celui où l’accord se faisait au masculin. Les études de Marie-Louise Moreau, tirées de la base textuelle du moyen français et du Dictionnaire du moyen français, lequel analyse les accords à l’intérieur du groupe nominal et en position attribut, confirment l’existence des accords de proximité en français préclassique, mais indiquent que la tendance majoritaire est à l’accord au masculin. Et cela bien avant la supposée intervention de « masculinistes ». Les grammairiens n’ont fait qu’enregistrer l’usage.
Le destin du mot « autrice », cloué au pilori au XVIIe siècle après avoir été utilisé au Moyen-Âge, n’est-il pas emblématique de cette masculinisation du langage ?
Jean Szlamowicz. — Le problème de ce genre d’assertion, c’est que ce n’est pas un fait linguistique : des milliers de mots ne cessent d’apparaître et de disparaître. Tous changent d’usage, voire de sens dénotatif. Le mot « voiture » existe depuis le XIIe siècle et n’a pas toujours désigné ce qu’il nomme aujourd’hui… Les mots changent de genre, de forme, de graphie, de sens, de prononciation : cela relève de phénomènes qui concernent le système de la langue dans son ensemble. Prélever le mot « autrice » parmi des milliers d’autres n’est la preuve de rien du tout. Au contraire, c’est même l’attestation de la fragilité de cette théorie : parmi les milliers de phénomènes qui constituent une langue, si l’on n’a qu’une dizaine de mots de ce type comme éléments tangibles, ce n’est pas grand-chose.
Et l’on ne comprend même pas le sens de cet exemple : cela signifie-t-il qu’il y avait plus d’autrices au XVIe siècle qu’au XXe ? Que cela retient les femmes d’écrire ? Il est parfaitement arbitraire et biaisé de considérer la mise en avant du sexe comme principe de la création lexicale. Et l’on ne voit pas en quoi cela empêche la femme d’être « romancière », « philosophe », « poète » ou « essayiste ». Réduire la langue à la représentativité socio-sexuelle du lexique n’est pas très sérieux comme méthode. « Les mots n’ont pas d’organes sexuels »
Toujours selon Eliane Viennot, des mots ont été masculinisés dès lors qu’ils évoquent des choses nobles, tels « art » ou « honneur », tandis que d’autres, comme « cuillère » ont été féminisé. D’autres encore « changent de sexe » au pluriel, comme « orgue » ou « délice »…
Y.G. — C’est ridicule : les mots n’ont pas d’organes sexuels, ils ne peuvent pas changer de sexe en prenant des hormones prescrites par les essayistes féministes ou en se faisant opérer par des lexicographes scélérats. Cet usage est aberrant, nominaliste et témoigne d’une incompréhension profonde du fonctionnement linguistique. C’est une vue de l’esprit qui ignore les travaux des historiens du français. Le changement de genre a concerné beaucoup de mots qui étaient auparavant au masculin : « aise », « erreur », « date » étaient masculins au XVIIe siècle. Tous les historiens de la langue savent que les changements de genre ont été très nombreux. Leur cause résulte de phénomènes formels ou de purs accidents linguistiques. Ces phénomènes échappent à la volonté des locuteurs et Vaugelas, éternellement accusé de crimes sexistes, avait bien noté ces évolutions. Il suffit de lire ses Remarques attentivement, sans extraire ce qui satisfait le caprice idéologique des amazones de la vertu langagière, pour s’en rendre compte. Par exemple « amour », qui était utilisé tantôt au féminin tantôt au masculin. Au début du XVIIe siècle les mots comme « image » et « ombre » étaient encore au masculin. Par exemple « affaire », « alarme », « échange » qui étaient utilisés au masculin, deviennent définitivement féminins. À propos de ces phénomènes, le lecteur peut consulter L’Histoire de la langue française des origines à nos jours de Ferdinand Brunot et la Grammaire historique de la langue française de Kristoffer Nyrop.
Selon vous, cette thèse d’une langue originelle qui aurait été pervertie relève d’un « complotisme linguistique ». Vraiment ?
Y.G. — Quand Eliane Viennot dit « le dogme de l’accord au masculin pluriel a été mis au point par les grammairiens masculinistes du XVIIe siècle, au prétexte que le ‘genre le plus noble’ devait s’imposer en cas de présence conjointe de deux genres, au nom de la supériorité des mâles sur les femelles », il s’agit d’une vision complotiste de l’activité grammaticale. Des linguistes sérieux ont montré que ces assertions relèvent de l’imagination. Non seulement le « sexe des mots » n’existe pas et le genre des mots n’est pas interprétable en termes de bénéfices sexistes, mais Viennot tente de tirer parti des discours sur la langue pour imaginer une guerre sexuelle qui aurait animé le camp des grammairiens.
Il y a un passage intéressant dans son livre où elle s’adonne à l’exégèse biblique. On ne saura jamais quel est le rapport entre la grammaire française et la Bible hébraïque, mais grâce à l’herméneutique viennotienne, on apprend que tout commence avec la Création. Elle dit « il y a de bonnes raisons de penser qu’on est là en présence d’un vieux rêve : celui d’Eve naissant de la côte d’Adam, traduction du désir masculin d’engendrer ». La Genèse se trouve ainsi sur le banc des accusés sans qu’on comprenne le rapport avec la morphologie du français. Or, lorsque l’on regarde le texte de la Genèse (il parle de la création de l’être, adam en hébreu), ce qui ne signifie pas « homme / mâle », mais « l’être humain », sans différenciation sexuelle. C’est seulement après la création de l’être que se différencient zahar, « mâle » et nekeva « femelle ». Par ailleurs, si on lit attentivement le texte de la Genèse, on est frappé par la forme du pluriel morphologique du narrateur divin qui utilise « nous » pour s’autodésigner. L’être humain qui comporte le féminin et le masculin a été créé à partir de « nous » et à l’image de ce « nous ». Mais la Bible de Viennot n’a rien à voir avec le texte réel : ce sont des projections personnelles qu’elle théorise en complot du patriarcat.
Vous remettez en question l’idée d’un déterminisme linguistique, à savoir qu’une langue dicterait notre pensée. Les mots ne structurent-ils pas nos représentations ?
J. S. — La langue n’oblige à rien. On peut dire « un pianiste », « un spécialiste de Chopin », « un musicien », « un père de deux enfants », « un emmerdeur »… et il s’agira de la même personne. Ce ne sont pas les mots qui décident de ce que nous devons penser : ce sont les locuteurs qui manipulent les mots, qui sont façonnés par l’usage que nous en faisons pour dire tout ce que nous voulons ! De fait, on peut reformuler à l’infini — et c’est même cette propriété du langage que de pouvoir être traduit qui montre qu’on n’est pas « enfermé » dans sa langue.
Et si l’on prenait cette proposition de la « représentation » au pied de la lettre, cela signifie-t-il que dire « vous » à quelqu’un implique qu’on se le « représente » comme étant plusieurs ? Qu’on a une « représentation » féminine quand on dit « une recrue » pour un homme ? Qu’employer un présent dans » je pars demain matin » impliquerait une impossibilité à se « représenter » l’avenir ? La langue ne fonctionne pas comme on le croit : c’est bien pour cela que les linguistes l’étudient…
Le complotisme néo-féministe procède par un biais de confirmation : en ne prélevant que des faits disparates pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas quand on les examine en système. A ce compte-là, faudrait-il établir un lien entre le féminin générique en iroquois et la pratique du cannibalisme de guerre ? Ce sont des raisonnements absurdes.
Selon vous, une langue ne serait pas le calque de la réalité. Mais l’opposition masculin/féminin ne reflète-t-elle pas celle entre les hommes et les femmes ?
J. S. — Les mots « masculins » et « féminins » désignent des choses différentes en grammaire et en biologie. Certes, traditionnellement, on oppose « masculin » et « féminin » comme genres de mots, par analogie avec le sexe biologique, mais en linguistique, on préfère parler de forme non marquée et de forme marquée. Dans des langues ayant une dizaine de genres, on les numérote (classe 1, classe 2…). Aucune langue ne découpe le masculin et le féminin de la même manière. Quand en anglais, on utilise le féminin she pour un bateau ou en allemand le neutre das Mädchen pour la jeune fille, cela ne signifie pas que les anglophones et les germanophones aient des problèmes de confusion sexuelle. Et, bien sûr, il n’y a pas non plus de conclusion à tirer des langues qui n’ont pas de genre : le finnois, l’arménien, l’igbo, le khmer ou le zuni n’ont pas de genre et c’est absolument sans lien avec leur organisation sociale… Les langues sont des systèmes de signes arbitraires, pas des pancartes évoquant des êtres réels.
La féminisation des noms de métiers s’est répandue, accompagnant des changements sociaux spectaculaires. N’est-ce pas une bonne nouvelle ?
Y. G. — Excellente ! C’est un phénomène naturel de l’évolution linguistique qui se fait tôt ou tard. Les femmes ont d’abord accédé aux métiers jadis réservés aux hommes et ce phénomène social a été enregistré par le lexique lorsque la morphologie le permet. La langue et ses usages imposent des contraintes qu’il est difficile de transgresser. Par exemple, aucun problème pour « magistrate », « avocate » ou « plombière », mais « médecin » ne pourra pas donner « médecine » parce que, dans le système de la langue, cette forme est déjà prise : mais rien n’interdit de dire « elle est médecin » ou « la médecin ».