Machine à broyer ? Ces hommes blancs de plus de 50 ans évincés de France Télévisions

Jean-François Laville publie Viré. Histoire d’un « meurtre social » à France.TV aux éditions Plon. Viré est le témoignage bouleversant d’un homme qui faisait son travail, tout simplement. Accusé à tort de harcèlement et de sexisme, il est contraint à la mort sociale. Voici la mécanique d’un licenciement orchestré et expédié dans les couloirs de France Télévisions.

Pourquoi ai-je cette image en tête, lorsque je me rappelle la scène ?

L’image d’une balle de revolver stoppée en l’air, défiant les lois de la gravité. Une balle immobile façon Matrix.

On peut l’envisager sous tous les angles, elle ne bouge plus. Elle est freinée net. Le temps, l’espace n’ont plus de prise sur elle.

Comme un silence avant la fureur. Ce silence musical, le point d’orgue avant les tambours et les trompettes. Cette heure bleue où tout oiseau, déjà couché ou pas encore réveillé, se tait.

Ce moment précis juste avant le choc. Une gravité momentanée avant le retour à la réalité, dure, froide, implacable.

Cette balle est toute proche de moi, et file dans un couloir long comme une promesse d’open space.

L’open space a été instauré un an plus tôt à France Télévisions, comme l’alpha et l’oméga du lieu de travail.

Au service des sports, un long couloir de près de 400 mètres sépare la file des bureaux de droite de celle des bureaux de gauche. Il remet au goût du jour l’expression à perte de vue.

Quant à moi, j’ai 54 ans, je suis rédacteur en chef des magazines « Stade 2 » et « Tout le sport », magazines consacrés aux événements sportifs. J’ai fait toute ma carrière télé à France Télévisions, vingt-neuf ans, dont vingt-deux à la direction des sports.

Bref, je suis un homme blanc de plus de 50 ans.

L’expression vient de la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte : « On a une télévision d’hommes blancs de plus de 50 ans, il va falloir que ça change. » Son interview en début de premier mandat, donnée à Europe 1 le 23 septembre 2015, a provoqué beaucoup de remous dans la bassine médiatique.

Trois ans plus tard, le 15 octobre 2018, l’hebdomadaire L’Express titre « Ces hommes blancs de plus de 50 ans évincés par Delphine Ernotte ». L’article énumère les cas de Patrick Sébastien, Julien Lepers, David Pujadas, Frédéric Taddeï, Tex et j’en passe.

Je ne pensais pas alors que ce parti pris allait me toucher directement presque cinq ans plus tard…

En ce tout début juillet, il est 18 heures à France Télévisions par temps de Covid-19. Autant dire que je suis seul dans mon service. J’ai en tête et dans mon cartable le film de prime time que nous consacrons à Teddy Riner sur France 3.

Depuis deux ans, avec mon directeur de la rédaction, nous portons ce projet que nous qualifions de vertueux. Enfin ! Grâce au talent de deux journalistes de notre service, nous avons réussi à imposer un documentaire sportif sur le champion olympique de judo Teddy Riner. Un événement en soi. De moins en moins de productions internes sont diffusées à France Télévisions. On préfère acheter aux producteurs privés. Il a fallu donc vaincre les scepticismes et mettre le pied dans la porte pour imposer notre point de vue. Le rendez-vous est d’autant plus attendu que l’enjeu est d’importance.

Notre patron des sports est, de fait, sur les nerfs. Il a failli renoncer, mais le renfort de poids de Teddy Riner, associé au projet, et du coproducteur, France.tv Studio, la filiale de France Télévisions, a eu raison des derniers atermoiements. Mon patron appelle plus souvent que de coutume pour poser des questions évidentes sur la promotion du film. Une façon à lui de se persuader et de vaincre ses angoisses. L’encadrant intermédiaire que je suis prend cela avec philosophie…

Lorsque son nom s’affiche sur mon téléphone, dans ce couloir sans fin du service des sports, je m’attends à une énième question évidente.

— Jean-François, c’est moi.
— Oui.
— Je t’appelle pour un truc pas très agréable…
— Ah bon ?
— Oui, je préfère te le dire, plutôt que tu ne découvres un recommandé dans ta boîte aux lettres. Tu es convoqué à un entretien préalable pouvant aller, le terme fait peur, mais on n’en est pas là, jusqu’au licenciement…

Le «truc » est irréel, la fameuse balle m’atteint de plein fouet, mais je ne ressens pas encore la douleur des chairs éclatées. On en est au choc, à la sidération.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas encore pris connaissance des dossiers.

Fin de l’appel.

Dans ce grand service abandonné, j’éprouve un sentiment de vide et d’incompréhension.

Je suis, depuis des années, rédacteur en chef des magazines. À ce titre, je dois prendre des décisions pour savoir quelle ou quel journaliste part sur les tournages, décider du nombre de jours de montage, organiser le travail et dire souvent non.

Je connais les inimitiés et les petites haines longuement recuites qui me concernent : je suis dans ce service depuis vingt-deux ans.

Lorsqu’on tranche, c’est parfois au détriment de quelqu’un, d’un ego écorché qui ne comprend pas toujours que le collectif reste la valeur emportant tout. Je sais que quelques caciques ne me portent pas dans leur cœur. Leurs thèses ont-elles porté ? Il semblerait.

L’impensable se met en marche. La machine à broyer est en route, destinée à résoudre immédiatement et sans appel des problèmes complexes.

Le numéro deux de la rédaction, cadre depuis vingt-deux ans, est donc la cible idéale. Me voici pris dans la nasse.

J’appelle en premier ma femme. Journaliste reporter d’images, Chloé couvre à France Télévisions l’actualité pour les journaux de 13 heures et 20 heures, les magazines d’information, aussi bien en France qu’à l’étranger. Je l’aime et je suis fier d’elle, de son courage, de son enthousiasme pour ce métier. Bref, de ses valeurs. Elle n’a pas le féminisme en bandoulière. Elle s’est toujours imposée par son intelligence, son professionnalisme, son rapport aux autres et son œil, pas par son genre. Comme moi, Chloé est sidérée. Nous sommes le 1er juillet, l’été sera long…

Viré

Histoire d’un « meurtre social » à France.TV

Jean-François Laville

Plon, septembre 2021

*

La fin de semaine qui suit l’annonce de ce licenciement est une suite ininterrompue de longues conversations téléphoniques avec des collègues de France Télévisions.

Je reprends mes kilomètres de marche, smartphone vissé à l’oreille. Un derviche tourneur qui répète les mêmes phrases, la gorge souvent nouée par les mots sympathiques de ses interlocuteurs au téléphone. Je sens très souvent que les gens sont sincères, mais que la vie et nos activités, désormais forcément différentes, nous sépareront.

Ce que je pressentais arrive vite. Le lendemain de l’annonce par téléphone de mon éviction, France Télévisions communique sur les mesures que l’entreprise a adoptées afin de régler cette affaire. La procédure à marche forcée a donc une explication. Lorsqu’on annonce que son chien a la rage, la communication impose de l’abattre rapidement. Peu importent les victimes collatérales.

Le vendredi 31 juillet 2020, L’Équipe, par qui tout a commencé, et l’Agence France-Presse (AFP) sont choisies pour relayer la position officielle de France Télévisions. Le 31 juillet, voici la teneur de la dépêche AFP :

« ‘Trois salariés à la direction des sports de France Télévisions vont être licenciés après une enquête interne ayant mis en évidence des faits de harcèlement et des propos sexistes’, a indiqué vendredi le groupe audiovisuel, confirmant des informations de L’Équipe. Un quatrième salarié a reçu un blâme. L’identité des personnes concernées n’a pas été révélée. ‘Ces décisions ont été prises suite aux conclusions de l’enquête interne réalisée après un témoignage rendu public […] faisant état de faits de harcèlement et de propos sexistes’, a précisé France Télévisions, sollicité par l’AFP. Cette enquête interne avait été ouverte en avril dernier après la publication, dans L’Équipe, du témoignage de Clémentine Sarlat, ancienne coprésentatrice de ‘Stade 2’, aujourd’hui reconvertie dans le podcast après avoir aussi travaillé à TF1. ‘J’allais à ‘Stade 2’ en pleurant’, a-t-elle confié au quotidien sportif, expliquant avoir été marginalisée à son retour de congé maternité, jusqu’à ce qu’elle décide de partir. ‘Pour la préparation de l’émission, personne ne me parlait. Ils m’avaient mise dans un bureau à part, loin des rédacteurs en chef. […] J’avais l’impression d’un coup de poignard dans le dos’, a-t-elle raconté. France Télévisions, qui a été confronté à plusieurs affaires de harcèlement sexuel ou moral depuis l’apparition du mouvement #MeToo, il y a près de trois ans, affirme appliquer ‘avec la plus grande rigueur le principe de tolérance zéro face à toute forme de harcèlement, de propos sexiste ou discriminatoire’. »

Fin de la partie.

Il est clair qu’aux yeux de tous Delphine Ernotte apparaît comme la défenseure du droit des femmes. Forcément, cette affaire a permis de la singulariser face à ses concurrents dans la course à la présidence.

D’ailleurs, son action en l’espèce sera saluée par la toute nouvelle ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Cet hommage lui sera rendu dans Le Parisien du 2 août 2020.

Dans cette séquence, plus que dans d’autres encore, on se sent condamné par la société et surtout inaudible. Sans autre forme de procès, nous devenons publiquement des sexistes et il est inutile de le nier.

Je suis à ce moment tellement centré sur ma peine que je ne comprends pas la colère, voire la rage, de ma famille, de mes consœurs, de mes confrères. Ils me renvoient leur incompréhension en plein visage face à ce qu’ils appellent le plus souvent « une manœuvre ».

Moi, en fait, j’ai intégré depuis le début de cette affaire son issue. Je savais qu’il fallait un fusible, il y en a trois.

Source : bonnes feuilles publiées sur le site Atlantico.

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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