Dénoncer le wokisme : une panique morale ?

Les éditorialistes et les intellectuels de gauche le martèlent sur les ondes : le phénomène n’existe pas, c’est un fantasme de réactionnaire.

Contrairement au « iel », il n’a pas eu les honneurs du dictionnaire Le Robert : le « wokisme » est pourtant omniprésent dans l’espace médiatique. Ce terme est dérivé du mouvement woke, né aux États-Unis, qui désigne une nouvelle génération militante hypersensible aux discriminations, adepte de la théorie de la race et du genre et pratiquant une purge culturelle patrimoniale et historique au nom de l’idéologie. En France, il n’est revendiqué par aucune personnalité politique, mis à part l’ex-sarkozyste Rama Yade et l’écologiste Sandrine Rousseau, dont on conviendra qu’elles pèsent peu dans l’échiquier politique français.

Alors, en fait-on trop avec le wokisme ? C’est une petite musique dans l’air. Les éditorialistes et les intellectuels de gauche le martèlent sur les ondes: le phénomène n’existe pas, c’est un fantasme de réactionnaire. Ainsi, pour Thomas Legrand, de France Inter, la bataille autour du « iel » illustre « la fascination des milieux conservateurs pour le combat culturel tous azimuts ». Pour Clément Viktorovitch, sur Franceinfo, c’est « une arme de disqualification massive ». « La planète brûle, les glaciers fondent, les migrants meurent dans nos océans » et nous nous obsédons pour le pronom « iel », déplore l’académicienne Danièle Sallenave dans Libération.

Pour une certaine gauche, qu’il s’agisse de l’immigration ou de l’insécurité (rebaptisée « sentiment d’insécurité »), on parle toujours trop des sujets qui ne sont pas les siens.

Les conservateurs dénonçant le wokisme succomberaient aux vertiges de la « panique morale ». Cette expression, inventée dans les années 1970 par le sociologue britannique Stanley Cohen, désigne la réaction disproportionnée de certains groupes sociaux envers des pratiques minoritaires jugées déviantes et diabolisées. L’historienne Michelle Perrot, en France, a employé le terme pour évoquer le traitement des Apaches, ces bandes de voyous qui écumaient Paris, par la presse bourgeoise de la Belle-Époque. Depuis, le terme fleurit et désigne commodément chaque réaction de la droite au progressisme multiculturaliste. La critique de Mai-68 ? Panique morale. La dénonciation du burkini ? Panique morale. L’opposition au mariage pour tous et à la théorie du genre ? Panique morale. L’entrisme de l’islamo-gauchisme à l’université ? Panique morale. Cette psychiatrisation de l’adversaire culmine dans la thèse de la « fragilité blanche » de la militante américaine Robin DiAngelo, selon laquelle si vous rejetez la théorie critique de la race, c’est parce que vous êtes un blanc qui vous sentez menacé.

Théorie de la race, études de genre, postcolonialisme, intersectionnalité, politiques de l’identité, cancel culture : curieusement, les négateur du wokisme sont les premiers à utiliser ces concepts.

Cette relativisation du phénomène est une mécanique bien huilée qui relève de la logique du chaudron, identifiée par Freud : A emprunte un chaudron à B. Après le lui avoir rendu avec un grand trou, il se défend ainsi : « Premièrement, je n’ai absolument pas emprunté de chaudron ; deuxièmement, le chaudron avait déjà un trou lorsque je l’ai reçu ; troisièmement, je lui ai rendu le chaudron intact. » Les trois arguments sont contradictoires. La gauche emploie la logique du chaudron à propos du wokisme : « Premièrement, le mouvement woke n’existe pas ; deuxièmement, il a toujours existé, c’est ce qu’on appelle le progressisme ; troisièmement, c’est une révolution formidable. » La même logique peut s’appliquer au phénomène de la baisse du niveau à l’école (1/ De toute façon, le « niveau » n’existe pas, on ne peut pas noter les élèves ; 2/ La critique de la baisse du niveau a toujours existé ; 3/ D’ailleurs, le niveau monte), ou à l’immigration (1/ Il n’y a pas d’augmentation de l’immigration ; 2/ La France a toujours été un pays d’immigration ; 3/ De toute façon, l’immigration est formidable).

À ceux qui relativisent la puissance du mouvement woke, il faut rappeler quelques affaires récentes qui montrent bien l’ampleur de la révolution culturelle en cours dans les médias et les universités. J. K. Rowling, la célébrissime auteur de Harry Potter, n’a pas été invitée aux vingt ans de la saga, ses positions sur le genre sont jugées « transphobes » par les acteurs mêmes auxquels elle a offert le rôle de leur vie. Au Royaume-Uni, Kathleen Stock, lesbienne militante, a dû démissionner de son université pour avoir affirmé la réalité du sexe biologique. Les exemples abondent aux États-Unis, à commencer par les statues qu’on déboulonne, la dernière en date étant celle de Jefferson retirée de la mairie de New York. Si en France le phénomène reste « minoritaire mais névralgique » (Finkielkraut), c’est bien parce que le combat est mené ardemment contre lui par les conservateurs et une partie de la gauche universaliste. Cela n’empêche pas le directeur de la Villa Médicis de réfléchir au décrochage de tapisseries jugées offensantes par les pensionnaires de gauche de l’institution.

Tout comme l’expression « islamo-gauchisme », sur laquelle pinaillaient les universitaires se sentant visés, le terme « wokisme » est imparfait. Mais ne soyons pas nominalistes. Il a le mérite de désigner une nébuleuse idéologique qui se déploie en rhizome et englobe la théorie de la race, les études de genre et autres studies, le postcolonialisme, l’intersectionnalité, les politiques de l’identité et la pratique de la cancel culture. Curieusement, les négateurs du wokisme sont les premiers à utiliser ces concepts. N’assumeraient-ils pas leur idéologie ?

Source : Eugénie Bastié, « Dénoncer le wokisme : une panique morale ? », Le Figaro, 26 novembre 2021.

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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