Wokisme : une querelle française

Eu égard au nombre de réactions critiques suscitées par le colloque de la Sorbonne sur le wokisme, on peut estimer que le coup de pied dans la fourmilière est plutôt réussi, explique Éric Deschavane. Il y a deux types de critiques : celles qui viennent directement des wokes et celles des intellectuels de gauche soucieux de ménager la chèvre et le choux, de défendre « l’intelligence » des maîtres de la pensée critique sans paraître solidaires des « dérives » du wokisme.

Les critiques émanant des wokes eux-mêmes n’appellent pas de réponse particulière. Elles illustrent plus qu’elles ne démentent ce qui a pu être dit à leur sujet durant le colloque. Les participants au colloque sont dénoncés en tant que vieux mâles blancs apeurés face à la montée du pouvoir des femmes et des « racisés ». Une telle rhétorique pavlovienne use de l’assignation identitaire (selon les catégories naturelles les plus grossières, l’âge, le sexe et la couleur de peau), sans tenir compte des faits (les participantes, nombreuses, sont ainsi « invisibilisées » par la critique), en vue de justifier à la fois le relativisme et le discours de guerre civile caractéristiques du wokisme.

Les critiques des intellectuels de gauche « old school » qui entendent jouer les arbitres entre pro et anti-wokes s’efforcent de brouiller les cartes sur la base d’une double distinction : d’une part, la distinction entre le bon wokisme (« l’éveil » aux discriminations en vue de « construire l’universel ») et ses « dérives » malheureuses (pudiquement évoquées, sans entrer dans le détail) ; d’autre part, la dissociation entre le militantisme woke et les sciences sociales critiques, dissociation d’autant plus nécessaire quand on évoque les œuvres des grands maîtres de la pensée critique ou de la déconstruction, arbres majestueux auxquels on ne saurait faire grief des branches pourries et des fruits trop verts.

La tribune de Roudinesco1 ressortit à ce second type de critiques. L’argumentation, d’une vacuité bouddhique, ne mériterait pas qu’on s’y arrête, n’était un point précis, relatif à la critique de la déconstruction. Roudinesco (comme l’auteur de la tribune ci-dessous qui est de la même veine), signale à raison La Pensée 68, le livre de Ferry et Renaut (de Ferry faudrait-il plutôt dire, puisqu’on sait désormais qui dictait et qui tenait le stylo), comme étant à l’origine de la mise en cause des théories de la déconstruction. Dès le milieu des années 80, en effet, ce livre avait identifié et caractérisé l’esprit d’une pensée critique dont on voudrait aujourd’hui à la fois saluer le rayonnement et dénier l’influence. Comme le colloque sur la déconstruction, mais de manière unilatérale car le wokisme ne servait pas encore de repoussoir, le livre avait été voué aux gémonies par la génération des soixante-huitards alors triomphants dans les médias et l’intelligentsia.

« Aux yeux de leurs détracteurs, les artisans de cette politique identitaire ne seraient qu’un ramassis de néoféministes, d’islamo-gauchistes, de déboulonneurs de statues, de LGBTQIA+, adeptes de la ‘culture de l’annulation’ (cancel culture), tous complices des attentats contre Charlie Hebdo et Samuel Paty. Ils auraient ainsi ‘gangréné’ l’université française pour la transformer en un vaste campus américain. Quant aux défenseurs de cette politique identitaire, de plus en plus actifs, ils regardent leurs adversaires comme de sombres islamophobes, racistes et misogynes. D’où une déferlante d’insultes de part et d’autre. »

Elisabeth Roudinesco, Le Monde, 19 janvier 2022.

Contrairement à ce qu’affirme Roudinesco, cependant, La Pensée 68 ne rattachait pas la déconstruction au totalitarisme mais à l’individualisme contemporain. Une formule d’apparence énigmatique récapitulait ainsi la thèse du livre : « Le sujet meurt dans l’individu. » Dans les années 60-70, l’héritage du marxisme et de la généalogie nietzschéo-heidegerienne avait en effet installé comme lieu commun philosophique le soupçon à l’égard du « sujet », classiquement défini par la conscience de soi et l’autonomie de la volonté. La Pensée 68 (le livre) se proposait de faire apparaître le lien (qui ne saurait être directement causal, cela va de soi) entre le « procès du sujet » sur le plan théorique et l’avènement historique d’une culture individualiste à laquelle 68 a contribué.

La Pensée 68

Luc Ferry et Alain Renaut

Folio Essais, 352 p., 1988

Sans nier les différences et les divergences entre les auteurs soumis à leur critique, les auteurs de La Pensée 68 dégageaient un « type idéal des sixties philosophantes », certains des schèmes communs soulignés pouvant être considérés comme le substrat de ce qu’on pourrait appeler la vulgate déconstructionniste, comme on a pu parler d’une vulgate marxiste. C’est cette vulgate, apte à voyager, qui a formé la matrice intellectuelle du wokisme contemporain. Le cœur de la matrice des théories critiques est constitué par le « paradigme de la généalogie ». Dans la perspective généalogique, les discours, y compris les discours normatifs ou scientifiques, ne doivent pas se comprendre par eux-mêmes, en fonction de leurs propres normes, mais à partir d’une dimension cachée, inconsciente, que la théorie critique a pour fonction de dévoiler. Cela permet de relativiser la prétention à la justice du droit ou la prétention à la vérité de la science (ou de la philosophie), y compris, pour les plus conséquents, celle de la théorie critique elle-même. « Qui parle ? » s’impose ainsi comme la question la plus déterminante pour rendre compte du sens de ce qui est dit, à condition toutefois de préciser que le sujet parlant n’est pas apte par lui-même à y répondre sans recourir à la théorie critique (ce que, par exemple, on appelle « objectivation » dans la sociologie de Bourdieu).

Quel rapport avec l’individualisme dira-t-on ? L’individualisme peut-être interprété comme inhérent à l’humanisme démocratique, en tant que celui-ci promeut l’égale considération des individus. L’individualisme peut cependant aussi conduire au relativisme et à la destruction de l’espace public lorsqu’il se retourne contre les normes communes (le Bien, le Vrai et le Beau) qui transcendent l’individualité. Les théories critiques favorisent une telle déviance individualiste par rapport à l’humanisme en tant qu’elles tendent à voir dans les normes communes l’expression du logocentrisme occidental, d’une structure sociale de domination ou d’un rapport de pouvoir dissimulé dans chaque forme culturelle. Ce n’est pas un hasard historique si les Bourdieu, Foucault, Deleuze, Derrida et Cie ont été érigés en vaches sacrées de la pensée par la génération des soixante-huitards, la génération qui est, depuis un demi-siècle, pour le meilleur comme pour le pire, l’agent de la révolution individualiste. Un journal comme Libération, issu de 68, y aura fortement contribué, tout en faisant la promotion de l’individualisme sous ses diverses variantes culturelles, de la libération sexuelle (jusqu’à l’apologie de la pédophilie) au wokisme (jusqu’à l’apologie de la cancel culture).

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1. Élisabeth Roudinesco, « On ne combat pas des dérives en faisant la guerre à l’intelligence », Le Monde, 19 janvier 2022.

Source : Éric Deschavanne.

Éric Deschavanne.

Éric Deschavanne

Animateur, depuis quinze ans à la Sorbonne, avec Pierre-Henri Tavoillot, du Collège de philosophie, Éric Deschavanne a été, après un passage comme chargé de mission auprès du ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry, l’un des rapporteurs de la commission présidé par Claude Thélot qui organisa le grand débat national sur l’avenir de l’École en 2003-2004.

Il a été membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV. Il a récemment publié Le Deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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