
Tout juste nommé, le nouveau ministre de l’Education nationale est identifié comme un presqu’exact opposé à son prédécesseur, Jean-Michel Blanquer. Quand ce dernier faisait de la lutte contre le wokisme et l’islamo-gauchisme un cheval de bataille, l’universitaire qui lui succède se positionnait implicitement dans la mouvance décoloniale. Qu’en est-il exactement ?
Ancien élève de l’excellent lycée Lakanal de Sceaux — tout comme sa sœur Marie, femme de lettres et prix Goncourt — et de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Pap Ndiaye est souvent présenté comme un produit pur de la méritocratie républicaine. Il est vrai que, après le départ prématuré du père, ingénieur des Ponts-et-Chaussées retourné au Sénégal, c’est une mère professeur de collège qui a élevé seule les deux enfants. Pour autant, la famille a évolué dans un univers socialement et intellectuellement privilégié qui contribua, au-delà des prédispositions et des efforts, à mettre Pap et Marie sur une trajectoire favorable, à l’abri des grandes souffrances sociales — à commencer par le racisme.
Il obtient une bourse pour, de 1991 à 1996, préparer aux États-Unis une thèse d’histoire sur la société pétrochimique DuPont de Nemours. Pensionnaire à l’université de Virginie, il commence à fréquenter les organisations communautaires noires, dont la grille de lecture politique et sociale constitue pour lui une révélation : « Il n’y a pas, aux États-Unis, ce modèle de citoyen abstrait qui commande de faire fi de ses particularités individuelles ». Dans l’avant-propos de son livre phare, Pap Ndiaye explique qu’il lui a fallu la fréquentation des campus états-uniens pour se considérer comme noir. C’est la conscience raciale et son exploitation politique tels qu’il les as découvertes outre-Atlantique qui l’ont éveillé, au seuil de ses vingt ans, à cette « condition noire » qui lui avait totalement échappé jusqu’alors, en dépit de sa filiation. Se découvrant, en quelque sorte, « noir sur le tard », comme l’exprimait le journaliste Christophe Boltanski dans un portrait publié dans Libération, il aborde alors Aimé Césaire et Frantz Fanon.
À son retour en France, il rejoint l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), concentre ses travaux d’historien sur la « question noire » en France et en Amérique et devient, de fait, un pionnier des Black Studies dans notre pays. La Condition noire – Essai sur une minorité française, ouvrage qu’il publie en 2008, entend d’ailleurs en poser les fondations. À sa sortie, le livre fait sensation. Premier dans son genre en France, il traite, en suivant les codes universitaires, de l’histoire et du destin d’une « communauté raciale » au sein de la République.
Parallèlement à sa carrière académique, Pap Ndiaye fréquente ce que l’on nommera plus tard des « entrepreneurs communautaires » et notamment Patrick Lozès, qu’il accompagne dans la fondation en 2005 du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) et dont il sera membre du conseil scientifique.
Ses études et recherches l’amènent aussi à siéger au Centre d’études nord-américaines et au comité scientifique de la revue L’Histoire. En 2020, avec Constance Rivière, il réalise un rapport aussi médiocre que remarqué sur la diversité à l’Opéra de Paris. Pour ses auteurs, par exemple, le manque de candidats issus de la diversité à l’école de danse de Nanterre viendrait de « l’image de la danse classique dans la société en général, perçue comme élitiste et ‘aristocratique’ redoublée par son aspect ‘blanc’’, critère parmi tant d’autres d’une homogénéité qui serait consubstantielle au ballet et qui rendrait malaisée une appropriation de la danse classique pour les enfants non blancs — ‘si personne ne me ressemble dans cette école, c’est donc qu’elle n’est pas faite pour moi’. » Prêter, qui plus est au doigt mouillé, à des enfants de huit à douze ans l’idée que la danse classique serait un « truc de blanc », voilà le type de raisonnement qui, comme une prophétie auto-réalisatrice, tend à créer le phénomène dont il prétend rendre compte tout en minorant les réels facteurs sociologiques, à savoir que la danse, métier sans grande noblesse après avoir quitté la cour du roi, est redevenue une activité élitiste dans la seconde moitié du XXe siècle1. Coller un prisme racial sur un phénomène avant tout social : tel est le biais constant dont les Racial Studies sont victimes et Pap Ndiaye n’y échappe pas.
M. Ndiaye, constatant que « l’Opéra national de Paris n’a encore programmé ni metteur en scène, ni livret ou composition écrits par une personne non blanche », y propose de « repenser l’unité chromatique » et de favoriser « la diversité mélanique » en créant un « poste de responsable diversité et inclusion ». Il préconise de « démarcher de manière active […] des artistes non blancs de haut niveau ». Plusieurs passages de ce document relèvent du pur wokisme. Parce que « l’opéra européen était le point de vue sublime des dominants sur le monde : celui d’hommes européens blancs », on y note ce qui, dans des œuvres anciennes, relèverait d’une « racialisation », et on y dénonce par exemple « la danse chinoise et la danse arabe de Casse-Noisette » ou les « personnages ‘yellowface’ avec le maquillage de la peau et le contour des yeux exagérément allongé » de Madame Butterfly. L’art est remplacé par le combat politique et la morale. La révision des œuvres au nom de l’antiracisme est ravageuse. M. Ndiaye juge ainsi nécessaire de « décoloniser » les arts, de diversifier chromatiquement les artistes, de nettoyer les œuvres, c’est-à-dire de détruire le patrimoine culturel occidental.
Source : Didier Desrimais, « Ce qui peut (vraiment) être reproché à Pap Ndiaye », Causeur, 21 mai 2022.
Lors de la vaine « croisade » de Dominique Vidal contre l’islamo-gauchisme, il s’inscrit publiquement dans le camp adverse, contestant la validité du concept dans le champ universitaire et défendant clairement l’approche intersectionnelle :
L’historien accumulant les titres et cultivant bien ses réseaux, profite ainsi de l’engouement pour les problématiques « diversitaires » qui, dans les institutions comme dans les entreprises, génèrent une phénoménale profusion de missions, d’instances, de conseils avec honoraires et jetons de présence et mondanités à la clé. En février 2021, Emmanuel Macron le fait ainsi nommer directeur général du palais de la Porte-Dorée et patron de fait du musée de l’Histoire de l’immigration. Pap Ndiaye déclare à cette occasion : « Notre mission, c’est faire de l’immigration un élément central de l’histoire nationale. » En janvier dernier, Dominique Boutonnat, le président du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) lui confie la présidence de la commission Images de la diversité chargée de réfléchir à l’emploi du fonds éponyme dont la vocation est de financer des œuvres « qui contribuent à une représentation de la société française dans toutes ses réalités », en liaison avec la politique de la ville et son arsenal inclusif.
Maintenant locataire surprise de la Rue-de-Grenelle, il a, depuis vendredi, concentré les regards, les étonnements, les critiques. Emmanuel Macron doit être fier de son coup : il a trouvé là un parfait épouvantail médiatique pour choquer le réactionnaire, intriguer le bobo, lancer une bombinette à point nommé pour occuper les écrans pendant que passe une réforme difficile ou capter l’attention pendant qu’une affaire douteuse traverse l’actualité. On pourrait même, en ces temps de grave fragilisation des positions françaises en Afrique, se demander si la valeur symbolique de la nomination d’un Franco-Sénégalais n’aurait pas pesé quelques grammes dans la balance.
Si les mélenchonistes peinent à critiquer sa nomination, il se demandent, eux aussi, « ce qu’il vient faire dans cette galère ». Les plus radicaux à gauche, pour leur part, ne voient en lui qu’un idiot utile d’un système que sa critique ne fait qu’effleurer. Pour Ahmad Nougbo, militant panafricaniste, « Pap Ndiaye est un petit Obama qui surfe sur les courants anti-racistes de son époque et de son pays pour mieux faire carrière dans le système » et Sadri Kiari, l’un des fondateurs du Parti des indigènes de la République, écrivait déjà en 2012 que : « Pap Ndiaye est un intellectuel noir engagé attaché à réintégrer la ‘question raciale’ dans le débat public… pour peu cependant qu’on examine de près son livre la condition noire on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Chaque fois que Pap Ndiaye énonce une idée qui pourrait faire mouche, il s’empresse de désarmorcer son arme. »
Mais la presse, dans l’ensemble, souligne surtout les réactions très vives de la droite extrême. Jordan Bardella voit en lui un « militant racialiste et anti-flics », pour Éric Zemmour, il s’agit d’« un intellectuel indigéniste, wokiste, obsédé par la race » et on en passe. L’inquiétude dépasse pourtant largement ses rangs : tous les républicains sincères et exigeants sont préoccupés de voir arriver à ce poste clé un homme qui, sans même avoir besoin d’entreprendre quoi que ce soit à la tête de son ministère, est comptable de ses choix idéologiques et de la carrière qu’il a menée sur un engagement communautaire qui autant l’oblige vis-à-vis de sa corporation qu’il le lie à la « clientèle » communautaire dont il s’est fait le défenseur.
Saura-t-il s’émanciper de ces attaches et retrouver le sens de l’égalité et la transcendance de la condition humaine à laquelle doit éveiller l’école de la République par delà toute autre forme d’appartenance ?
S’il serait injuste de l’exclure a priori, il serait tout aussi naïf de lui laisser d’avance un… blanc-seing.
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1. Voir, à ce sujet, le commentaire posté sur le site de l’Observatoire du décolonialisme et le très intéressant billet publié sur le blog Les Ballenautes.