L’influence américaine à l’international victime du péril woke

Le soft power américain est au plus bas. La faute à l’abandon de la méritocratie au profit des politiques identitaires, nouvelle forme de népotisme ? José Niño, journaliste indépendant et politologue, a tenté de répondre à la question. Peggy Sastre a traduit son article pour Le Point.

Avec la brutale invasion de l’Ukraine par la Russie et l’essor continu de la Chine au rang de concurrent crédible des États-Unis sur les fronts économique et militaire, les conjectures sur l’avenir de l’Oncle Sam vont bon train. En tendance, le cœur de ces réflexions est d’ordre militariste. Parmi les scénarios évoqués, les plus fréquents sont l’invasion de Taïwan par la Chine, l’escalade des tensions en mer de Chine méridionale et l’extension par la Russie de son offensive en Ukraine à une guerre européenne de plus vaste ampleur.

Dans le royaume des relations internationales, la puissance militaire « dure » est la devise de choix. C’est le sujet qui a fait écrire et débattre les historiens pendant des siècles et qui inspire, dans le monde de la fiction, des récits et des descriptions les plus vivaces qui soient. De fait, il y a plein de questions très pertinentes à poser au sujet de l’actuelle position des États-Unis en matière de puissance militaire.

Mais il y a plus intéressant, à savoir le statut du soft power des États-Unis, sa puissance « douce ». Le terme, inventé par le politologue Joseph Nye, a été popularisé dans le milieu des relations internationales après la publication, en 1990, de son article dans Foreign Policy, où il développait le concept. En substance, le soft power désigne la capacité d’un pays à persuader d’autres pays de faire ce qu’il désire sans avoir recours à la force brute ou à la coercition.

Dans le dernier Global Soft Power Index établi par Brand Finance, les États-Unis ont chuté de la première à la sixième place en 2021. Dans l’ordre, ce sont désormais l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, le Canada et la Suisse qui y occupent les cinq premières places.

Pour justifier une telle évolution de son classement, Brand Finance évoque la « réponse désordonnée des États-Unis au Covid-19 » et la négligence dont aura fait preuve l’administration Trump dans ses relations avec les institutions multinationales et ses alliés.

Je ne vais pas consacrer cet article à la réponse du gouvernement américain à la pandémie de Covid-19 et à son rôle dans cette baisse manifeste du soft power des États-Unis. Par contre, je vais exposer les tendances les plus toxiques des politiques identitaires, celles que l’on a vues se développer au cours des dernières années et qui, à long terme, pourraient provoquer une chute encore plus considérable de la « puissance douce » américaine.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont passés maîtres dans le maniement du soft power. Leurs entreprises, fondations, leur culture populaire, leurs universités et leurs institutions religieuses auront déplacé des montagnes pour diffuser les valeurs américaines et faire du pays un partenaire attrayant de par le monde, sans avoir à compter uniquement sur sa force militaire pour infléchir le comportement d’autres pays.

Cette approche multifacette a permis aux États-Unis de devenir le pays le plus puissant de l’histoire de l’humanité. Si les États-Unis ont su réaliser des exploits militaires grandioses en sortant victorieux de grands conflits comme la Première et la Seconde Guerre mondiale, et en surpassant l’Union soviétique durant la Guerre froide, la réussite américaine ne se résume pas à la seule puissance militaire.

Car c’est bien un ensemble d’institutions et de normes culturelles fortes qui ont permis certains des plus hauts niveaux d’épanouissement de toute l’histoire de l’humanité. Et le succès américain a été si impressionnant que bien des nations étrangères ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour l’imiter. Au cours des 70 dernières années, tout un tas de pays ont réellement voulu devenir des démocraties libérales, adopter le capitalisme et rejoindre des institutions multinationales dirigées par les États-Unis. Autant de transitions qui n’ont pas été poussées par de la puissance militaire ni de la coercition pure et simple.

La notion même de rêve américain – la conviction que tout un chacun, qu’importe son statut social, est à même d’atteindre le plus haut niveau de réussite dans une société récompensant le travail acharné – a été une source d’inspiration pour des millions de gens à travers le monde, ceux qui se risquent à l’exil dans l’espoir d’atteindre un confort de vie ailleurs impossible.

Premier ministre de l’ère victorienne, William Gladstone n’aurait pas pu mieux dire lorsqu’il estimait qu’un « bon gouvernement chez soi » est le premier principe d’une politique étrangère saine. Traditionnellement, si des pays comme les États-Unis ont pu devenir des mastodontes sur la scène internationale, c’est parce qu’ils jouissaient chez eux de fondations stables. Avec une base économique puissante leur permettant une machine militaire robuste et un solide système fédéraliste leur offrant un avantage concurrentiel juridictionnel sans précédent, les États-Unis ont suscité l’envie du monde entier du mitan du XXe siècle à nos jours.

Les Américains devraient être fiers d’être les citoyens d’un pays aussi prospère. Mais c’est cette prospérité même que mettent aujourd’hui en péril de nouvelles tendances culturelles et idéologiques gagnant toujours plus de terrain dans les milieux universitaires, commerciaux et politiques.

L’essor du wokisme et d’autres programmes de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) représente une menace inédite pour les États-Unis, au niveau tant national qu’international. Fondamentalement, la DEI n’est qu’une forme de népotisme. Il s’agit d’attribuer des emplois et des avantages à des personnes sur la base de critères tribaux, sans tenir compte du mérite. Si un pays veut conserver son statut de superpuissance, il doit fonctionner à plein régime. Mais, lorsque le népotisme devient la règle, dans les sphères tant privées que publiques, il en résulte de la stagnation et du déclin.

Pire encore, qu’une société s’obsède de race, de genre et de modes de vie est indicateur d’un profond malaise. Et de telles tensions internes se répercuteront inévitablement sur d’autres aspects de la politique publique américaine, que des observateurs étrangers suivront avec intérêt, si ce n’est avec horreur.

Ces dernières années, nous avons déjà vu certains des maux sociaux des États-Unis s’exporter hors de leurs frontières. Par exemple, au cours de l’été 2020, le Japon a lui aussi connu son lot de manifestations « Black Lives Matter ». Des scènes pour le moins ubuesques dans un pays ethniquement homogène et dont l’histoire ne comporte aucune participation à la traite des esclaves africains.

En France, un pays où la droite dure n’a jamais gouverné, des dirigeants politiques ont déploré la propagation du wokisme dans diverses institutions. C’est le cas du président Emmanuel Macron regrettant la pénétration de la politique identitaire à l’américaine en France. Ou, dans le même ordre d’idées, du ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer conspuant le wokisme et son influence toxique sur les institutions françaises. En d’autres termes, même les alliés les plus idéologiquement alignés des États-Unis ont leurs limites lorsqu’il s’agit d’embrasser leurs tendances culturelles les plus controversées.

La politique étrangère américaine est devenue de plus en plus sourde et arrogante, avec tout un tas de diplomates utilisant leur position pour faire la leçon à d’autres pays sur leurs insuffisances sociales, au lieu de travailler avec eux de manière constructive. Par exemple, l’ambassadrice américaine de l’administration Trump en Pologne, Georgette Mosbacher, avait sermonné le pays d’Europe de l’Est en le disant du mauvais côté de l’histoire pour ne pas suffisamment protéger les droits des LGBT. De même, l’administration Biden a protesté contre une loi sur les médias adoptée en 2021 en Pologne qui y renforçait la réglementation sur la propriété des médias étrangers. Faire les gros yeux à d’autres pays, qui sont des alliés manifestes, pour leurs défauts législatifs n’est pas toujours la meilleure façon de procéder.

Pendant la majeure partie de son histoire, le réalisme a été l’une des caractéristiques les plus distinctives de la politique étrangère américaine. Durant la Guerre froide, les États-Unis ont fait cause commune avec des régimes autoritaires — le Chili d’Augusto Pinochet, la Corée du Sud de Syngman Rhee et Park Chung-hee ou encore le Taïwan de Tchang Kaï-chek — afin d’endiguer la propagation de l’influence communiste.

Sauf que les États-Unis ont su faire preuve de patience en attendant que ces pays en viennent à se démocratiser. Et c’est la brillance de l’exemple américain, et non un flot incessant de petites remarques déplaisantes sur le bilan peu reluisant de tel ou tel pays en matière de droits de l’homme, qui les aura incités à se libéraliser et à rejoindre à long terme la communauté des nations respectant les marchés, les libertés civiles et l’État de droit. Un pouvoir de séduction qui pourrait se ternir si les États-Unis voyaient leur soft power battre de l’aile et si le pays se mettait à être jugé instable.

Pour le dire simplement, la plupart des nations étrangères veulent traiter avec un pays normal qui ne va pas leur faire la leçon sur la justice raciale ou leur exporter ses pathologies sociales. Ce qu’ils veulent, c’est faire des affaires ou coopérer sur des questions pratiques de défense.

En outre, les adversaires des États-Unis peuvent exploiter leurs troubles et autres épisodes de chaos social à des fins de propagande et dépeindre le pays comme un foyer d’instabilité. Si certaines analogies utilisées pour décrire l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021 ont pu être exagérées, cet événement a néanmoins représenté un creux déplorable de la politique américaine, avec des individus usant de mesures extrapolitiques pour faire valoir ce qu’ils estimaient être un grief politique. Soit un comportement contraire à l’esprit de l’État de droit anglo-saxon et de son ferme engagement à n’avoir recours qu’au processus législatif pour régler tout différend politique. À l’heure où la polarisation ne cesse de s’aggraver aux États-Unis, il est probable que des incidents similaires se produiront de plus en plus souvent, et en faisant de plus en plus de morts.

Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, a raison de voir dans la polarisation un problème majeur auquel les dirigeants américains devraient s’attaquer. Si les États-Unis souhaitent réellement préserver un ordre international favorable à l’État de droit, à l’économie de marché et à une démocratie performante, alors ils doivent étouffer dans l’œuf leur souci de polarisation. Que les Occidentaux le veuillent ou non, l’ère de la multipolarité est à nos portes. Si les États-Unis ne parviennent pas à mettre les choses au clair chez eux, ils inviteront leurs concurrents à l’étranger à imposer leur volonté et à remodeler l’ordre international d’une manière qui n’aura rien de favorable à la liberté humaine et à la gouvernance démocratique.

Que le déclin du soft power américain soit réel ou imaginaire, la perception est synonyme de réalité en politique. Bien vite, des États-Unis perçus comme instables seront traités comme un acteur chancelant sur lequel on ne peut pas compter en tant que partenaire stratégique. Telles sont les embûches que rencontre un pays ne sachant plus inspirer la force chez lui.

La Chine, qui n’a rien d’un parangon des libertés individuelles et dont le corps diplomatique n’est pas exactement célèbre pour son tact et son professionnalisme, rattrape progressivement les États-Unis en matière d’influence. En général, la Chine suit la méthode Kiss, pour « Keep it simple, stupid », faire le plus simple possible. Elle utilise son fameux projet « La Ceinture et la Route » pour séduire les pays avec des projets de développement et d’investissement massifs. En outre, la Chine a mis en place des instituts Confucius dans le monde entier pour promouvoir la langue et la culture chinoises, tout en facilitant les changements culturels. Bien que les instituts Confucius soient fréquemment accusés d’espionnage, de censure et d’entretenir des liens pour le moins louches avec le Parti communiste chinois, on ne peut qu’admirer la ténacité de la Chine à promouvoir sans vergogne ses intérêts à l’étranger.

La Chine a beau être un pays des plus répressifs, elle a le mérite d’être considérée par des observateurs extérieurs comme une société passée d’une situation économique désespérée à une puissance régionale émergente, fière de sa culture et de ses succès. De plus, ce qui peut rassurer ses potentiels partenaires commerciaux, c’est que la Chine ne pense qu’aux affaires et ne va pas leur imposer de catéchisme sur les droits de l’homme, les politiques identitaires ou les dernières théories de justice sociale à la mode en Occident.

Si les États-Unis continuent de s’enfoncer dans le wokisme, d’autres pays risquent d’en prendre bonne note. Et on ne parle pas là que des ennemis de l’Amérique. Si les États-Unis continuent sur une telle lancée, leurs alliés traditionnels et potentiels les verront comme un pays en proie à l’agitation sociale, à la panique morale et à la détérioration des infrastructures physiques et sociales. Récompenser les gens en fonction de leur identité et faire taire les opinions dissidentes est la recette parfaite pour provoquer un déclin institutionnel et étouffer l’innovation à tous les niveaux de la société. Ce qui fait que les États-Unis en sortiront affaiblis sur le plan intérieur. Et cette faiblesse fera hésiter des alliés autrefois fiables à nouer des liens avec les États-Unis et pourrait les inciter à choisir la neutralité ou, dans le pire des cas, à rejoindre leurs rivaux dans des blocs commerciaux et des alliances militaires concurrentes.

Si les États-Unis veulent sérieusement mettre sur pied une coalition d’équilibre contre la Chine dans la région indo-pacifique — une tâche colossale –, ils devront d’abord faire le ménage chez eux. Car, en fin de compte, c’est une somme de détails à l’intérieur qui font ou défont l’image des États-Unis à l’extérieur.

Il va sans dire que les États-Unis demeurent une superpuissance et un endroit pour lequel des millions de candidats à l’émigration sont prêts à d’immenses sacrifices. Mais ce serait se bercer d’illusions que de croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. En partie, ce qui a propulsé les États-Unis vers la grandeur, c’est leur capacité d’introspection et leur volonté d’admettre leurs fautes et leurs défauts. Un socle qui a permis à ce pays d’apprendre de ses erreurs et de s’améliorer. Mais la flagellation perpétuelle, la censure des points de vue inconfortables et l’iconoclasme historique ne mènent nulle part.

Pour reconnaître les problèmes auxquels les États-Unis sont confrontés et élaborer des solutions proactives, il nous faudra un leadership sérieux sur tous les fronts — universitaire, commercial, culturel et gouvernemental. Les États-Unis devront revenir à l’essentiel et comprendre ce qui a fait leur grandeur. Ils devront dégraisser le mammouth gavé de wokisme et revenir à leurs racines méritocratiques.

Le XXIe siècle va se poursuivre dans une grappe de défis divers et variés, dans des domaines allant de la sécurité nationale à l’indépendance technologique. Si les États-Unis ont clairement été les gagnants du XXe siècle, rien n’est garanti pour le XXIe. En ignorant ces inquiétudes d’un revers de main, on pose la première pierre d’une longue descente des États-Unis vers la médiocrité et pour qu’ils deviennent une énième nation marquée par de l’instabilité et des troubles incessants. Les États-Unis ont encore la possibilité d’éviter un tel destin, mais il leur faudra pour cela se débarrasser de leurs démons woke.

Source : José Niño, « L’influence américaine à l’international victime du péril woke », Le Point, 30 mai 2022 (publication originale dans Quillette, traduction française par Peggy Sastre). L’auteur est un journaliste indépendant et un politologue vivant à Austin, au Texas. Vous pouvez le suivre sur Twitter.

Auteur : Gabriel des Moëres

Vieux gaulliste, républicain exigeant, humaniste et conservateur.

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